Enemy
Denis Villeneuve
par François Jardon-Gomez
Peut-on profiter de la sortie d’Enemy pour tirer un bilan, après seulement deux films, du séjour « hors-Québec » de Denis Villeneuve? Probablement pas. Bien que présenté en salles après Prisoners, Enemy est le premier film du réalisateur québécois à avoir été tourné en anglais. D’abord présentée au Festival de Toronto à l’automne dernier, la coproduction Canada-Québec-Espagne est une adaptation du roman L’autre comme moi de José Saramago. Il est surtout inclassable.
L’intrigue se noue autour de la figure fort utilisée du doppelgänger et fait partie de ces projets qui, à l’annonce du synopsis, peuvent faire espérer une réussite autant que faire craindre l’écroulement sous les clichés du genre : un professeur d’université, Adam, mène une vie sans passion entre son travail et sa relation morne avec sa conjointe Mary (Mélanie Laurent). Décidant un soir de louer un film, il s’aperçoit qu’un des figurants, Anthony, est sa copie conforme. Perturbé à l’idée de se voir à l’identique ailleurs que dans un miroir, Adam décide de rencontrer Anthony. Mais comme l’univers ne saurait tolérer que deux choses identiques existent en même temps en deux endroits différents, la rencontre entre Adam et son double ne se fera pas facilement. Le nœud principal du film (qui est le double de l’autre? Adam et Anthony sont-ils une seule et même personne?) reste ambigu, même si Villeneuve sème des indices qui penchent d’un côté plus que de l’autre.
Le film s’appuie sur une construction narrative en boucle qui reprend les mêmes scènes avec chaque fois une infime variation. Villeneuve place en exergue de son film une citation de Saramago (« Chaos is order yet undeciphered »), mais la clé d’Enemy se trouve peut-être plus dans une des scènes où Adam, durant un cours, rappelle la fameuse phrase de Marx commentant Hegel : « Hegel fait remarquer quelque part que, dans l’histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. » La forme est ici complètement au service du fond et tout distille l’idée de répétition et de dualité : multiplication de plans qui évoquent visuellement le double ou le reflet, reprise de motifs visuels et narratifs, film dans le film qui pastiche le mauvais polar et l’intrigue réelle, symbolique à la clé et plus encore.
Si on pense évidemment aux David – Cronenberg (pour Toronto, oui, mais également pour Spider auquel Villeneuve emprunte une partie de sa symbolique) et Lynch (celui de Blue Velvet ou Twin Peaks pour le récit surréaliste campé dans l’inquiétante étrangeté de la banlieue) –, la référence la plus explicite est le Vertigo d’Hitchcock. La sensation de vertige est par ailleurs manifeste dans la manière de filmer de Villeneuve, qui multiplie les plongées et contre-plongées, ainsi que les vues aériennes tournoyantes de la ville. Le vertige n’est ici pas réel, mais une peur mentale associée à la fracture psychologique d’être confronté à son double identique. Si les citations passent près de plomber le film, comme c’était le cas pour Prisoners qui étouffait sous le poids des multiples références convoquées, Villeneuve réussit à se détourner suffisamment des modèles pour proposer un film qu’on sent complètement personnel. Peut-être parce que, cette fois-ci, le réalisateur cite ouvertement : l’affiche de Vertigo est clairement visible à l’écran, deux fois plutôt qu’une, tout comme celle d’Attack of the 50 Foot Woman, référence plus légère qui vient aussi contrebalancer celle du grand film d’Hitchcock.
Villeneuve confirme avec Enemy qu’il est plus à l’aise dans les récits personnels que dans le grand déploiement. Tant Incendies que Prisoners ou Polytechnique souffraient d’une incapacité à arrimer avec justesse le caractère à la fois intime et universel du récit et finissaient par s’écraser devant l’ampleur du sujet; Villeneuve prouve cette fois qu’il est plus qu’un technicien hors-pair capable de faire du style. Enemy rappelle également que le cinéaste sait tirer des performances irréprochables de ses acteurs (toujours un point fort de ses films, même les moins réussis). Brillante idée, en ce sens, que d’avoir choisi Jake Gyllenhaal (avec qui la relation a été fructueuse puisque l’acteur était aussi de Prisoners) pour jouer le double-rôle d’Adam et Anthony. L’acteur renoue avec un genre, le thriller psychologique, qui rappelle Donnie Darko, le film qui l’a révélé il y a maintenant treize ans. Sarah Gadon, déjà vue chez Cronenberg père (A Dangerous Method, Cosmopolis) et fils (Antiviral) est également impressionnante dans le rôle d’Helen, la femme enceinte d’Anthony.
Disons les choses clairement : Villeneuve signe avec Enemy son meilleur film. Certainement le plus osé, le plus sorti du champ gauche, mais aussi le plus libre dans la manière, où l’on sent malgré l’ambiance anxiogène une envie du cinéaste de s’amuser avec son sujet et avec le spectateur. La pirouette finale, effrayante, surprenante et grotesque, indique que le tout est fait non sans ironie, avec une liberté que ne permettait peut-être pas la structure hollywoodienne de Prisoners. En résulte un film surprenant qui ne ménage pas ses effets et pousse l’exploration psychanalytique suffisamment loin pour qu’elle séduise. Enemy partage d’une certaine manière la même volonté qu’Only God Forgives d’emprunter à la psychanalyse et de plonger dans le subconscient de l’homme, en plus d’en partager certains traits stylistiques : utilisation fréquente du ralenti, musique envoûtante, narration éclatée. L’importance des séquences oniriques (notamment un plan stupéfiant de la ville vue de haut) et du rêve en tant que déclencheurs du récit – Adam comprend durant son sommeil qu’il a vu son double dans le film qu’il écoutait le soir même – et comme manière d’accéder à la « réalité psychologique » des personnages participe du même effet.
Si Prisoners et Enemy marquent un point tournant dans la carrière de Denis Villeneuve, il ne reste qu’à espérer qu’il poursuive dans la voie de son plus récent film.
La bande-annonce d’Enemy
13 mars 2014