Enfance clandestine
Benjamin Avila
par Bruno Dequen
Il aura fallu près de dix ans au cinéaste argentin Benjamín Ávila pour réaliser Enfance clandestine. Lui même fils de militants révolutionnaires lors de la dictature militaire en Argentine, Ávila propose d’observer cette époque d’un point de vue original, qui fait tout l’intérêt de son film mais, dans une certaine mesure, expose aussi les limites de sa vision : celles de l’enfance. Le film cherche moins à proposer une réflexion contemporaine sur un moment marquant de l’histoire argentine qu’à explorer les sensations et l’impact psychologique que de telles conditions de vie ont pu avoir sur les enfants des militants clandestins.
Enfance clandestine épouse ainsi strictement le point de vue du jeune Juan, de retour à Buenos Aires avec sa famille sous une fausse identité après des années d’exil. Immédiatement inscrit à l’école de son quartier, Juan devient Ernesto. Il doit changer son accent et faire attention au moindre faux pas. Or, mise à part la tension constante qui règne à la maison, cette situation semble totalement lui convenir. Habitué à vivre dans l’ombre d’un danger imminent, Juan vit sa clandestinité comme un jeu, aidé par la gouaille de son oncle Beto, qui possède un don unique pour désamorcer le moindre drame. Outre le fait que son statut particulier lui confère une aura singulière dont il saura profiter pour séduire Maria, la grande sœur d’un ami, force est d’admettre qu’une grande partie de la vie clandestine est un territoire merveilleux pour l’imagination d’un jeune garçon : des réunions secrètes dans lesquelles les participants arrivent avec les yeux bandés (comme un jeu de Colin-maillard) jusqu’aux fêtes bien arrosées ponctuées de chants révolutionnaires entonnés en cœur, en passant par les cachettes et la transformation de boîtes de chocolat en réserves de munition.
Pour Juan, la clandestinité est un jeu de rôle et de cache-cache, et Ávila décrit avec justesse les aspects séduisants de cette vie hors-norme. C’est avec un regard plus poétique qu’il s’attarde par la suite à faire la chronique d’un premier amour. Du coup de foudre d’Ernesto/Juan pour Maria lors d’un entraînement de gymnastique jusqu’au premier baiser des deux jeunes amoureux, le cinéaste fait preuve d’un sens du cadre et d’un travail sur le son remarquables et particulièrement immersifs. La caméra s’approche au plus près des corps et capte la moindre respiration hésitante de ces enfants en pleine mutation.
Tout au long du film, la belle sensibilité de la mise en scène vient d’ailleurs combler l’aspect plus formaté d’un récit qui emprunte finalement des chemins étrangement convenus pour une œuvre aussi personnelle. Ávila a manifestement cherché le plus possible à s’éloigner de ses souvenirs pour les inclure au sein de conventions narratives plus universelles. De l’oncle-mentor amusant et tristement sage au père autoritaire et inquiet, en passant par la mère aimante et pleine de vie, la plupart des personnages du film semblent ainsi sortir tout droit d’un manuel de scénariste hollywoodien. Certes, certains moments, comme les discussions enflammées entre adultes épiées derrière une porte, possèdent une authenticité palpable, mais le film donne malheureusement trop souvent l’impression qu’il aurait pu être écrit par n’importe quel scénariste talentueux.
Ces réserves mis à part, Enfance clandestine réussit souvent à retranscrire brillamment les sensations d’une enfance brisée. Les scènes d’extrême violence, toutes filmées en animation (une stratégie inspirée d’une séquence de Kill Bill), sont une totale réussite, puisqu’Ávila use ce médium non pas pour alléger, mais au contraire tenter de visualiser le mélange paradoxal de distanciation émotionnelle alliée à une extrême violence de l’imaginaire que ces scènes ont eu sur son personnage. Jusqu’au bout, cette enfance clandestine n’aura été qu’un jeu aussi séduisant que destructeur pour Juan.
La bande-annonce d’Enfance clandestine
15 janvier 2014