Critiques

Entre les murs

Laurent Cantet

par Cédric Laval

Avouons-le d’emblée : ils sont rares les films mettant en scène le milieu scolaire qui trouvent grâce à mes yeux d’enseignant. Menacés de démagogie ou plombés par une vision de l’école qui confine à la caricature, ils échouent la plupart du temps à me convaincre de leur pertinence. À ma souvenance, dans le cinéma français récent, L’Esquive, de Abdelatif Kechiche, est le seul qui sache créer un effet de réel saisissant pour les scènes filmées à l’intérieur d’une salle de classe. Il faut désormais rajouter Entre les murs aux côtés du film de Kechiche.

Sans doute cette réussite tient-elle au processus de fabrication du film, sur lequel on a déjà longuement écrit depuis que le film a remporté la Palme d’or au dernier festival de Cannes. Adapté d’un livre de François Bégaudeau, qui s’est nourri pour l’écrire de sa propre expérience de professeur, le film met en scène de réels acteurs du milieu scolaire (élèves, professeurs, personnel administratif…), sélectionnés pour certains à partir d’ateliers d’improvisation étalés sur plusieurs mois. L’artifice de la fiction est donc neutralisé, voire presque gommé, par le poids du vécu dont chaque acteur nourrit à sa manière le film.

Mais l’intérêt d’Entre les murs se situe bien au-delà de cet effet de réel. Il ouvre une réflexion sur l’école, et au-delà, sur la société dont le milieu scolaire n’est que le microcosme, aux dires mêmes du réalisateur Laurent Cantet. Or, si microcosme il y a, force est d’admettre que la description qui en est faite est pour le moins troublante, sinon entièrement déprimante. Les valeurs censées cimenter la République sont mises à mal de diverses façons entre les murs de ce collège français. Au-delà des réflexes hiérarchiques qui sont de mise dans le système français (les élèves vouvoient le professeur et se lèvent lorsque l’adulte  entre dans la salle de classe – ce qui n’est pas un « acte de soumission  », croit bon de préciser le proviseur!), le principe d’égalité est maintes fois contesté. Les élèves se classent eux-mêmes dans des catégories aussi injustes qu’abusives (la nulle en conjugaison, la souffre-douleur ou le chouchou du prof…). Alors qu’une femme de ménage signale à un professeur qu’il n’a pas le droit de fumer dans la cantine, ce dernier lui répond qu’il s’est permis de le faire puisqu’il n’y avait personne, faisant ainsi bien peu de cas du personnel d’entretien qu’il renvoie involontairement au simple rang de figurant. Dans une scène-clé du film, le même professeur, essayant de se défendre contre des élèves qui lui reprochent de les avoir traitées de « pétasses », finit par se retrancher derrière l’argument inégalitaire selon lequel un prof a des droits que l’élève ne possède pas (en l’occurrence, celui de les insulter!). Si l’on se tourne vers le pilier de la fraternité, un même constat d’échec s’impose : les relations interpersonnelles entre les élèves se définissent d’abord en termes de dominant / dominé, prennent la voie d’un nationalisme parfois hargneux, et lorsque l’un d’entre eux s’essaye à tendre la main à son rival en l’appelant «frère», il essuie une cinglante rebuffade. L’un des plus frappants partis pris formels du film renforce d’ailleurs cette idée : pour filmer les élèves, Cantet n’utilise jamais le plan large, se contentant le plus souvent de plans rapprochés qui font exister chaque élève comme individu séparé du groupe, sans conscience véritable d’appartenir à une même classe. Reste la liberté, qu’une circulation énergique de la parole semble faire exister, jusqu’à ce conseil de discipline où elle vient à sombrer dans les silences, l’incompréhension, l’incapacité à communiquer.

Nul doute que l’on peut tempérer ce constat pessimiste par des touches plus réconfortantes, par des échappées vers l’espoir. Nul doute aussi que le réalisateur se récrierait d’avoir voulu dépeindre une société en perte de repères, lui qui veut voir dans certains segments du film le « fonctionnement d’une utopie ». C’est d’ailleurs l’archétype grec des utopies qu’invoque une élève à la fin du film, La République de Platon, pour proclamer fièrement qu’elle n’a rien appris de son année scolaire, mais qu’elle s’est plutôt nourrie des enseignements de Socrate. En invoquant in fine ce modèle utopique vicié (faut-il rappeler que la République de Platon exclut de son enceinte les poètes ?), le film met en abyme ses forces et ses faiblesses : il nous propose une réflexion profonde et stimulante  sur  le  fonctionnement  d’une communauté  humaine,  mais  en la  contenant « entre les murs » du collège, il nous interpelle surtout (et presque à contrecœur) sur la viabilité douteuse d’une telle communauté…

Pour plus d’informations sur le film : www.entrelesmurs.ca


22 janvier 2009