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Critiques

Eo (Hi-han)

Jerzy Skolimowski

par Tzveta Todorova

L’antispécisme et la lutte écologique, autrefois des thèmes marginaux plutôt réservés à des réalisateurs militants, intéressent désormais des cinéastes plus formalistes. Okja (Bong Joon-ho, 2017), Isle of Dogs (Wes Anderson, 2018) et Don’t Look Up (Adam McKay, 2021) ont enflammé les cœurs et les festivals de cinéma. Cette tendance culmine cette année avec Eo de Jerzy Skolimowski, un esthète qui, à 84 ans, se lance dans cette quête de conscientisation.

Étirant ses soixante ans de carrière, Skolimowski réimagine Au hasard Balthazar (Robert Bresson, 1966). Le protagoniste, un âne prénommé Eo, vit une épopée initiatique à travers la Pologne, passant d’un maître à un autre, certains bienveillants, d’autres cruels. Le cinéaste parvient habilement à atténuer la gravité du thème de la cruauté envers les animaux avec légèreté et humour, nous offrant quelques soulagements cathartiques.

Eo est rejeté d’un cirque où il partageait la scène avec Kasandra (Sandra Drzymalska), la seule personne aimable avec lui, un écho à Marie (Anne Wiazemsky) dans Au hasard Balthazar. La retrouver sera son objectif à travers le récit. Envoyé travailler dans une écurie, le voilà mis à la porte à nouveau. Le ton est établi à l’aide du plan ensorcelant d’un cheval blanc au galop emprisonné dans une cage circulaire qui tourne. Cette image sous filtre rouge vif, illuminée par des éclairs de stroboscope, annonce d’emblée que nous sommes devant un carrousel dans un cirque grotesque.

De mascotte d’une équipe de soccer, Eo passe au service d’une ferme à fourrure avant d’être expédié dans un chargement illégal de chevaux. Le hasard le délivre et il se retrouve dans un palais en Italie où éclate une dispute ridicule entre une comtesse et son beau-fils. Eo, comme Balthazar, est passif dans son propre récit. Sa présence dans l’ordinaire des hommes fait ressortir leur égocentrisme et leur indifférence quant au sort de ces animaux capturés, maltraités et tués. De situation en situation, son innocence l’élève au-dessus des humains et de leur cupidité, montrant l’absurdité de la bêtise humaine. Cet opus singulier se fond dans l’ensemble de l’œuvre hétéroclite et imprévisible de Skolimowski. Comme dans Le départ, Deep End, 11 Minutes, Essential Killing et certains de ses films précédents, le héros est condamné à errer en marge de la société dans un récit où s’intercalent des épisodes surréels. L’intérêt de l’octogénaire, également peintre, pour les paysages naturels et les animaux était déjà perceptible dans The Shout (1978).

Skolimowski poursuit ici son éternelle audace et son expérimentation visuelle, s’aventurant dans des effets stroboscopiques, des filtres de couleur et des distorsions d’image, jouant avec les lentilles et contrastant la colorimétrie, nous plongeant jusque dans les rêves d’Eo. Par son dynamisme et sa flamboyance visuelle, Eoexplore un tout autre registre que celui de l’austérité de Bresson. Nous savons que ce dernier méprisait les « belles » images au profit de plans les plus sobres possibles. Alors que les dialogues sont déterminants pour la progression du récit de Au hasard Balthazar, Skolimowski privilégie plutôt son imagerie fulgurante et méditative comme principe narratif, détrônant, en quelque sorte, les humains de leur dominance à l’écran. Il filme la beauté poignante du monde naturel et il la heurte au progrès technologique dans des prises de vue épiques rappelant parfois Koyaanisqatsi (Godfrey Reggio, 1982). Ainsi, une nuit, après s’être évadé d’un refuge, Eo s’engage dans une déambulation en forêt à première vue enchantée, mais vite percée de toutes parts par les lasers verts fluorescents de fusils de chasse.

Poursuivant à sa façon l’idéal de Bresson, le cinéaste polonais parvient à son tour à nous faire ressentir les émotions d’un âne. Eo est régulièrement capturé en gros plan ou en plan rapproché, ses grands yeux observant le quotidien. Le choix d’une faible profondeur de champ nous permet de nous rapprocher de Eo et de nous identifier à lui. Cette approche se distingue radicalement de celle de Bresson, qui cadrait Balthazar le plus souvent dans des plans moyens ou d’ensemble, à travers le prisme de ses fonctions auprès de l’homme. Bien que Bresson et Skolimowski nous servent tous deux une métaphore du mal dans le monde à l’aide d’un animal, Au hasard Balthazar est un film sur les humains, alors que Eo est davantage un film sur les animaux.

Si certaines séquences peuvent rappeler Bestiaire (Denis Côté, 2012) et Cow (Andrea Arnold, 2021), l’œuvre en elle-même n’a pas d’équivalent. Parfois hyperréaliste, notamment avec le travail sonore envoûtant des respirations d’Eo, parfois onirique et métaphysique avec une caméra qui s’envole et pivote sur elle-même, le film de Skolimowski capte l’immense comme le microscopique. Une des séquences finales, où Eo se tient devant un barrage dont l’eau recule en amont, suggère le retour ou l’oubli, et elle reste indélébile, comme le destin tragique de ces êtres vivants. Eo est un film-concept sublime, à la fois militant, viscéral et poétique – du cinéma qui transcende notre vision anthropocentrique du monde. Comme Balthazar, Eo est un témoin muet qui nous renvoie l’image de notre bassesse, mais Eo nous montre également la beauté d’un monde qui nous échappe.


29 novembre 2022