ERASERHEAD
David Lynch
par Apolline Caron-Ottavi
Un financement difficile, les locaux désaffectés de l’American Film Institute comme décor et cinq années de production ont permis de voir naître le premier long métrage de David Lynch, achevé en 1977. Un film atypique, porté par un noir et blanc contrasté, qui préfigure l’univers à la fois fantastique, burlesque et anxiogène du cinéaste. Un film qui d’emblée impose un créateur hors norme, au style inédit, inventant uncinéma qui tiendrait à la fois du théâtre de l’absurde et du théâtre de la cruauté.
Bien sûr, certaines figures reviennent en mémoire lorsque l’on voit Eraserhead. La silhouette fuyante de Henry (Jack Nance), longeant d’immenses murs le long d’un terrain vague, rappelle celle de O (BusterKeaton) dans Film de Samuel Beckett. Henry voit sa vie de célibataire bousculée lorsqu’il se fiance avec Mary – des prénoms qui sont un clin d’œil à un autre film horrifique à petit budget, Carnival of Souls d’Herk Harvey. Henry subit le monde qui l’accable et c’est alors l’ombre de Bartleby qui semble planer sur lui. Il préfèrerait ne pas et, comme le héros d’Herman Melville, c’est un mur de briques qu’il contemple par sa fenêtre. Des ressemblances en forme d’indice : nous sommes plongés dans un cinéma où se rencontrent l’art et l’absurde, où la condition humaine est mise à nu, loin de toute psychologie réaliste néanmoins campée au plus profond de l’être. Mais trêve de références : car si David Lynch rend parfois un hommage discret aux œuvres qui l’ont nourri, il n’est certainement pas un cinéaste de la citation. Et si Eraserhead est fascinant, c’est que tout en exploitant des archétypes atemporels, il demeure un film radicalement novateur et unique en son genre. Toute l’œuvre du cinéaste est déjà là, en germe. Le quotidien bascule dans l’inquiétante étrangeté, la laideur devient beauté et la banalité monstrueuse.
Un repas mortifère avec des beaux-parents à la névrose avancée, la naissance d’un enfant repoussant et beuglant sans interruption, la présence d’une voisine à la sexualité vorace achèvent de convoquer les angoisses profondes tapies sous la terne apparence de la normalité : peu à peu les pulsions et terreurs du subconscient font surface. Un poulet rôti qui gigote de façon obscène et déclenche le coït de la belle-mère, des vermicelles géants et gluants qui tiennent autant de la fausse couche que du spermatozoïde ou du ver intestinal, un homme défiguré et inquiétant qui guette depuis un espace-temps parallèle : voilà autant de figures issues du cerveau de David Lynch dont on retrouvera des équivalents dans presque tous ses films. Il est frappant en revoyant Eraserhead d’y découvrir déjà des détails visuels propres au cinéaste, à l’instar de cet environnement urbain délabré et hostile, de la moquette aux rayures en zigzag ou d’une caméra flottante apparemment autonome… Le basculement du monde terrestre dans une dimension fantastique est bien sûr ce par quoi l’œuvre de Lynch se démarque. Eraserhead en est le film le plus emblématique, puisque dès les premiers plans les choses sont distordues, l’atmosphère claustrophobe et les situations improbables. Puis l’ancrage dans une quelconque réalité s’éclipse et le film sombre dans le pur cauchemar. Sa dernière partie nous entraîne ainsi tout à fait ailleurs, là où Henry n’est plus que la marionnette de puissances obscures.
Tout en étant torturé, le cinéma de David Lynch n’en est pas moins plein d’humour. En effet, l’absurde est voué, dès Eraserhead, à appeler le grotesque. Avec son visage joufflu, son pantalon trop court et sa coiffure trop haute, Henry a quelque chose d’un personnage burlesque : certaines mimiques de Jack Nance évoquent même parfois Oliver Hardy. Et la musique qu’il écoute dans sa chambre émane d’ailleurs de l’époque du muet. L’humour de David Lynch, qui fonctionne sur la durée étirée des gags (il en fait un principe récurrent dans Twin Peaks: The Return), se constitue déjà ici. Les scènes durent parfois volontairement trop, à l’image de l’ascenseur décrépit de l’immeuble qui prend toujours un temps fou à se refermer sur la silhouette mal à l’aise de Henry.
Le travail sonore enfin, si important chez Lynch, est dès Eraserhead extrêmement présent : le film est habité par des bruits envahissants dont on met parfois longtemps à comprendre l’origine. Le radiateur fuse avec fracas mais évoque en premier lieu le cerveau de Henry sur le point d’imploser. La musique, quant à elle, est une parenthèse enchantée, comme elle le sera dans Blue Velvet, Muholland Drive ou Twin Peaks : c’est justement le radiateur, objet perturbateur et pathétique, qui abrite la seule créature réconfortante dans la vie de Henry, une starlette miniature, avec des joues difformes et une coiffure à la Marilyn Monroe, qui le temps d’une chanson – « In Heaven » – nous offre un répit en enfer.
Ce texte a été publié à l’origine dans le numéro 184 de 24 images.
18 mars 2025