ÉTÉ 93
Carla Simón
par Clara Imbeau
Le tonnerre gronde. Dans la campagne catalane, une jeune fille de six ans, Frida, lève les yeux et scrute un couvert de nuages blancs sur un ciel étrangement bleu. Malgré le tonnerre annonciateur, la pluie ne vient pas, comme les larmes de la fillette devenue orpheline depuis peu. Tout le long d’Été 93, les nombreuses représentations aquatiques (la rivière, la piscine, le tuyau d’arrosage…) soulignent toujours un peu plus l’absence des pleurs de l’enfant. On pourrait se demander, comme le fait un compagnon de jeu de Frida : « Pourquoi tu pleures pas ? » Pour seule réponse, les grands yeux ébahis et confus de l’enfant.
Élu meilleur premier film de la Berlinale en 2017, Été 93 suit la jeune Frida alors qu’elle vient de perdre sa mère atteinte d’un mystérieux virus, qu’on appelle sida chez les adultes, et quitte Barcelone pour aller vivre en campagne chez son oncle Esteve, sa femme Marga et leur fille de trois ans, Anna. Issue d’un milieu urbain avec une mère qu’on devine singulière, la fillette déracinée va devoir trouver sa place dans une nouvelle cellule familiale et vivre son deuil en explorant des émotions complexes. Autour d’elle, les membres de la famille élargie des grands-parents, oncles et tantes s’efforcent d’apporter amour et attention à la petite. À l’instar d’Alcarràs, son plus récent film, Carla Simón dépeint une grande famille tissée serrée qui traverse ensemble, et malgré leurs différends, une importante période de changement, que ce soit la dépossession de leur terre dans Alcarràs ou la perte d’un des leurs dans Été 93. La cinéaste explore les dynamiques familiales dans des scènes réalistes filmées au plus près de personnages, caméra à l’épaule et sons ambiants. Les séquences de repas en famille et leur joyeuse cacophonie dégagent une chaleur familière. Même chose pour les scènes où se déploie avec justesse toute la tendresse des relations familiales, mais aussi la frustration et l’incompréhension qu’elles peuvent susciter. Néanmoins, si Alcarràs est un film collectif qui donne une place équivalente à tous les personnages, Été 93, quant à lui, propose un récit plus intimiste en se penchant essentiellement sur le point de vue de Frida et la manière dont elle va se recréer une famille, un foyer.
Les quelques séquences de jeux enfantins entre Frida et sa sœur illustrent bien la facilité avec laquelle la réalisatrice filme ses actrices, sans plaquer des intentions sur elles. La caméra se place à la bonne distance et permet d’assister à des moments troublants d’abandon où les jeunes filles vivent leur imaginaire avec autant de vivacité que les enfants qui nous entourent au quotidien. Simón s’applique à rester dans ce naturel et cette proximité qui fait en sorte qu’on entre rapidement dans l’univers de Frida, cette petite filleobstinée qui teste les limites de sa nouvelle famille, particulièrement avec Anna et sa nouvelle mère. Dans une cruauté typique de l’enfance, l’orpheline tente d’éclipser sa sœur pour obtenir les faveurs des parents, jusqu’à la perdre volontairement dans la forêt, un acte qui suscite autant d’appréhension que d’empathie. Ambivalent, on peut comprendre la manière dont l’enfant se révolte, au vu des circonstances, tout en réalisant les défis d’adaptation que cela pose pour les parents. Le film se déroule dans un chassé-croisé constant de confiance gagnée et perdue au fil des scènes qui se suivent comme de douces tranches de vie. Car malgré une histoire émotionnellement chargée, le film évite avec brio le mélodrame lourd et explicatif en faisant preuve d’autant de retenue que sa protagoniste. Tout se joue dans des dialogues épurés, des regards significatifs, des situations simples, mais évocatrices qui tournent notre regard vers les choses qui comptent vraiment pour une petite fille en quête de repères. Le film montre qu’au-delà du drame, dans les moments quotidiens, la vie continue pour Frida, sous la lumière éclatante de l’été.
Depuis ses débuts, Carla Simón pointe sa caméra presque exclusivement vers son Espagne d’origine, au plus près de ce qu’elle connaît. Comme Été 93 est une œuvre autobiographique (Simón a elle aussi perdu ses parents du sida à l’âge de six ans), le lieu prend une place encore plus significative pour la réalisatrice qui a tourné directement dans la région de son enfance. Portant un regard tendre sur ses terres, les magnifiques paysages et la nature verdoyante qu’elle dépeint servent de cadre pour que Frida et sa nouvelle famille apprennent à s’aimer. Dénuée de nostalgie, la reconstitution des années 1990 vise avant tout à inscrire le drame familial dans le contexte de l’époque. En effet, entre des grands-parents religieux ayant vécu sous Franco et des parents qui s’affranchissent dans la démocratie moderne, tous doivent s’entendre autour d’une orpheline et d’un grand tabou, le sida. Il est surprenant, pour ceux qui n’ont pas connu cette période, d’être témoin de la crainte paranoïaque qui entourait cette maladie alors peu connue. La cinéaste a d’ailleurs souligné lors d’entretiens à quel point le silence entourant le sida créé un vide énigmatique autour de la mort de ses parents, la privant du même coup d’une partie de son histoire familiale. Son premier long métrage témoigne de son désir de revisiter son passé, en tenant compte des différents points de vue des membres de sa famille, pour raconter une histoire plus complète et mieux comprendre d’où elle vient. C’est une démarche très personnelle, mais qui parvient néanmoins à atteindre une portée universelle par sa sincérité, son élan émancipateur et l’approche intimiste de la cinéaste qui reste au plus près de ses personnages. Été 93 ramène en enfance en racontant, depuis l’intérieur, l’histoire d’une famille qui se forme et d’une petite fille qui arrive enfin à s’enraciner, à nouveau.
Été 93 est actuellement disponible sur MUBI.
7 mars 2023