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Critiques

EUPHORIA

Sam Levinson

par Marta Boni

En fuite de chez elle, la jeune Rue, 17 ans, est en état de manque. Coupée en deux par des douleurs abdominales et traquée par des policiers, elle s’enfonce dans les allées des quartiers pavillonnaires d’une ville californienne. Elle continue sa cavalcade à travers des buissons, grimpe des clôtures, culbute les invités d’une fête d’anniversaire, sillonne des cours paisibles, franchit une autre palissade en enjambant des cactus et des barbecues, esquive des chiens enragés et sème finalement ses poursuivants, cachée dans un bac à ordures. Le lendemain matin, elle se réveille emprisonnée par une trafiquante de drogue dans un appartement délabré. Se rendant compte du danger, elle saute par la petite fenêtre du deuxième étage, alors que l’homme attelé à sa surveillance se dirige vers elle. Retombée sur ses Converses élimées, l’adolescente reprend sa course à corps perdu jusqu’à ce qu’elle traverse, à la dernière seconde, une porte cochère qui se referme derrière elle. Euphorie : un bref moment d’extase, une illusion de réussite.

Cette séquence intense se déroule à la mi-temps de la deuxième saison d’Euphoria (HBO 2019–). Au fil des épisodes, nous nous sommes attaché·e·s à Rue (extraordinaire Zendaya), qui possède toutes les caractéristiques de l’héroïne tragique. Dès le début de la série, un enchaînement de flashbacks avait donné un aperçu de son parcours difficile : une naissance trois jours après le 11 septembre 2001, une enfance marquée par de multiples diagnostics et des pilules, une adolescence « sans carte ni boussole » et la découverte de l’agréable suspension des souffrances que lui offre l’usage de substances, jusqu’au deuil de son père, mort du cancer. Superbement écrit, le personnage de Rue transmet ainsi une fragilité et une virulence enfantines, ainsi qu’un sarcasme qui cache un désespoir très adulte, perceptible aussi dans les clins d’œil fréquents au public. À travers une alliance poétique entre la voix de Rue et les images, un procédé utilisé tout au long de la série, nous avons appris à découvrir le monde selon son point de vue. Personnage tragique, Rue possède une faille qui la définit : la dépendance. Les stupéfiants lui seront-ils fatals ? Ce sera peut-être la saison 3, déjà confirmée, qui nous le dira.

Plusieurs autres ados partagent la vie de Rue, composant une fresque de personnages complexes, queer et tourmentés : Fezco et son jeune frère Ashtray, revendeurs de drogue, le violent Nate, en conflit avec son père après avoir découvert, tout petit, la collection de vidéos pédopornographiques de celui-ci ; Kat, fille grosse qui milite pour l’affirmation de son pouvoir de séduction ; les sœurs Cassie et Lexi, et surtout Jules, jeune femme trans qui vient d’emménager dans le quartier et pour laquelle Rue aura un coup de foudre. L’écriture arrive à restituer finement les ressentis des protagonistes, leur perception aiguisée, leur sexualité fluide. Les perspectives de chaque personnage s’alternent (chaque épisode nous offre des points de vue partiels, parfois sur le même événement — sans pourtant que ceci devienne truc astucieux comme dans Genera+ion). Cette dimension chorale sert bien l’échelle tragique : chaque personne est incurablement seule, quoique très armée pour comprendre le monde d’aujourd’hui.

Si l’écriture de la série est envoutante et vertigineuse, son style, visant les contrastes, est spectaculaire. Euphoria sature l’image, les dialogues et l’action jusqu’à la nausée, absorbant toute référence culturelle et la remixant avec volupté en une cacophonie pop. Jouissif, le montage s’amuse par exemple à construire des séquences fantasmées où le couple queer Rue-Jules joue les rôles de plusieurs sujets de l’art et du cinéma, de la Naissance de Vénus de Botticelli à la photo de John Lennon et Yoko Ono par Annie Leibovitz, ou encore les films Titanic, Brokeback Mountain, Ghost, jusqu’à Blanche Neige de Disney en images animées. Dans la même lignée, Sam Levinson et le directeur photo Marcell Rév ont voulu tourner la saison 2 en 35 mm, avec de l’Ektachrome que Kodak a confectionné à leur demande. L’utilisation de la pellicule leur permet de teinter la récente saison d’une touche nostalgique, un choix d’autant plus pertinent que de nombreux épisodes s’appuient sur les souvenirs que les personnages ont des années 1990, incorporant ainsi d’innombrables références à cette époque.

Le traitement de l’image et du son, tout à fait exceptionnel, emboîte le pas à une mise en scène souvent impulsive qui suit les performances des acteurs et des actrices, qui par moments improvisent leurs dialogues. Par le biais d’une insistance sur les accoutrements et les maquillages chargés de paillettes, la caméra scrute les corps de manière camp, parfois jusqu’à la souffrance (comme dans la séquence de montage où l’on voit la routine de préparation matinale obsessionnelle de Cassie). Provocateurs au point de déranger, les décadrages, fréquents, évoquent l’altération de la perception par la drogue ou par l’alcool, le vertige. L’image exhibe ainsi l’intimité adolescente dans sa dimension douloureuse et excessive. Davantage ancrée dans l’héritage de Skins que dans celui d’une série classique pour adolescent·e·s, Euphoria met de l’avant régulièrement des détails troublants lors des scènes de sexe, de consommation ou de violence, se rapprochant d’un traitement pornographique de la matière.

Ces choix dérangent et séduisent, ne résolvant pas une contradiction éthique complexe qui émerge lors des moments les plus dégradants (pour ne citer qu’un seul cas, Sidney Sweeney, l’actrice jouant Cassie, subit une hypersexualisation constante). Malgré tout, cette fascination pour l’excès est à lire ici comme prenant le contrepied de l’interprétation selon laquelle la génération Z serait superficielle. L’alliance entre la gravité des thèmes et le style surprenant permet en effet de faire ressortir le cri de détresse d’une génération, devant laquelle le monde des adultes, écrasé par ses propres démons, s’est révélé impuissant. Le paraître n’y est pas du conformisme. Euphoria nourrit (et domine) ainsi une tendance très récente de la représentation des adolescentes de la télévision câblée états-unienne. Comme We Are Who We Are (2020) et Genera+ion (2021), toutes les deux de HBO, elle met au centre le moment actuel, le « right here, right now », montrant l’absence d’un horizon plus vaste et l’impossible équilibre entre présent et futur, alors que le passé est déclaré sans issue.


22 décembre 2022