EUREKA
Lisandro Alonso
par Gérard Grugeau
En ouverture du dernier film de Lisandro Alonso (La Libertad, 2001, Liverpool, 2008), un « Indien » tout droit sorti d’un western salue le lever du soleil. Une façon pour le cinéaste argentin d’indiquer que la condition autochtone sera le cœur battant de la fiction qui va débuter. Avec son tambour, l’homme est un passeur d’histoire, tout comme l’oiseau migrateur qui se manifestera plus loin dans un récit structuré en trois blocs. Trois blocs aux tonalités chromatiques fort différentes et qui, pourtant, forment un continuum historique – et peut-être une seule et même partie – se jouant des espaces-temps et des enchâssements narratifs avec la souveraine liberté du rêve. Comme à l’accoutumée chez Alonso, le laconisme est de rigueur et le film apprivoise avec générosité plusieurs réalités formant une entité organique aux contours incertains où tout communique et relève d’un partage d’expérience avec le spectateur.
Si le temps est une fiction, comme le laisse entendre un des personnages, il n’en est pas moins assujetti ici à un regard qui transcende les époques. Embrassant large sans jamais perdre de vue sa cohésion interne ni céder sur son désir de cinéma, Eureka est un voyage qui confronte les origines de la violence coloniale et ses répercussions sur tout un continent, réinventant pour chacun de ses segments un nouveau rapport plastique aux lieux et aux êtres traversés par l’Histoire. Volontiers radicale, l’audace picturale du réalisateur se déploie éloquemment sur trois fronts : le western référentiel filmé en noir et blanc (format carré) renvoyant à la mythologie de l’Ouest américain et à son idéologie impérialiste, le quotidien actuel, sombre et douloureux, d’une réserve située aux États-Unis dans le Dakota du Sud et, enfin, le Brésil des années 1970 où la forêt amazonienne subit les coups de boutoir conjugués du capitalisme et de la dictature. Omniprésente, à la fois mutique et tranchante comme la lame d’un couteau, la violence infuse ainsi de bout en bout un récit non linéaire au sein duquel les exclus d’hier et d’aujourd’hui luttent contre l’effacement et l’extinction.
Dans un premier volet tourné au Portugal dans les décors des anciennes productions de Sergio Leone, Lisandro Alonso parodie le genre du western en reprenant comme dans Jauja (2014) le thème d’un père éconduit, lancé sur les traces de sa fille en voie d’émancipation. Viggo Mortensen sert de pont entre les deux films. Mais très vite, cette imagerie nourrie de clichés où prévaut la loi des armes est reléguée au musée de l’Histoire, projetant ses ombres fantomatiques sur les écrans de télévision de la modernité. Écrans que, faute de s’y reconnaître, les habitants de la réserve de Pine Ridge ne regardent plus. Dans ce décor qui sert de toile de fond à la deuxième partie du récit se joue le meilleur du film, au chevet de ces populations pauvres et marginalisées que le cinéma prend en charge comme s’il voulait repousser l’avancée de la mort qui rôde.
Alaina (Alaina Clifford) est policière. Harassée de travail, elle quadrille le territoire de sa communauté où la misère et l’alcoolisme font des ravages. Sadie (Sadie Lapointe), sa nièce adolescente, est une entraîneuse de basket-ball qui s’évertue à assurer une présence bienveillante auprès des jeunes trop souvent attirés par le suicide. La force de la mise en scène est ici de rendre prégnant à l’image ce délitement social, cette mort lente qui recouvre le quotidien d’une sourde lamentation. En de longs plans fixes hypnotiques, la caméra isole parfois le visage de la policière en patrouille tandis que le clignotement du gyrophare semble faire écho aux vibrations souterraines d’une vie accablée et déjà désertée. Une lassitude extrême suinte de ces moments de stase où le film privilégie une expérience du temps ouvrant sur des infra-mondes au-delà des mots et de toute dramaturgie, comme lors de cette séquence nocturne dans la chambre d’un casino où la silhouette d’Alaina se détache sur une fenêtre par laquelle nous parvient la rumeur d’une tempête de neige qui fait rage. La pression dans le plan creuse alors un espace où se ressentent tout l’enfermement et la solitude du personnage. Solitude qui écrase aussi Sadie, ange gardien résilient d’un monde en perdition se réfugiant dans le chamanisme des ancêtres et attendant son heure comme les oiseaux migrateurs.
Si Eureka ne renie pas une part documentaire dans ce deuxième volet, il s’affiche surtout comme un cinéma d’observation et de poésie auquel le coscénariste Fabián Casas n’est sans doute pas étranger. Dans la lignée de Jauja, Eureka investit l’espace des rêves qui occupe une place centrale dans la troisième partie du récit. Cette partie ancrée dans le passé s’amorce au sein d’une communauté autochtone vivant en harmonie avec la nature dans une sorte de paradis perdu encore préservé du pouvoir politique et économique que pourrait symboliser le passage d’un train de marchandises avalant le paysage à l’occasion d’un long plan de transition. Pour ces populations qui rêvent encore, un avenir semble possible, mais bientôt survient la perte d’innocence. Un drame poussera un membre du groupe à fuir avant qu’il ne tombe sous la coupe des orpailleurs qui pillent la région et qu’il ne puisse entreprendre un voyage vers un ailleurs libérateur. Pour faire cohabiter plusieurs niveaux de réalité où le mysticisme a son importance, Lisandro Alonso fusionne des images qui, par transparence, génèrent d’autres espaces-temps. Comme chez Apichatpong Weerasethakul, une mutation du réel s’opère, aiguillant en douceur le champ de la narration vers des rivages ensommeillés qui élargissent nos perceptions. Tout un univers qui était coupé de nous prend alors corps et nous pénètre.
Les différents régimes d’images sur lesquels s’appuie Eureka pour représenter les réalités et les cultures des populations autochtones des Amériques font la grande force du film qui trouve sa plénitude dans sa structure proche de l’abstraction. Qu’elles soient d’hier ou d’aujourd’hui, ces représentations participent chez le cinéaste d’une pensée décoloniale émancipatrice qui dénonce les falsifications de l’Histoire et la brutalité des systèmes d’oppression. Mais rien de dogmatique chez Lisando Alonzo qui, par le biais du mythe, de la fiction documentée et du rêve, ne se fait le défenseur d’aucune thèse, cherchant avant tout à sortir de l’invisibilité ce qui mérite notre regard, à l’instar de ce monument dans la montagne qui, non loin du célèbre mont Rushmore où se dressent les visages de quatre présidents américains, rend hommage au chef Crazy Horse de la tribu des Lakotas.
Ici, comme dans Kaos (1984) des frères Taviani, c’est l’oiseau migrateur qui sert de passeur et fait advenir la suite du récit en nous amenant à découvrir ce lieu méconnu et inachevé. Quelques battements d’ailes et c’est la poésie qui voyage, et qui vient réparer l’Histoire en nous rappelant la noblesse et la grandeur de ces exclus magnifiques. De par son titre vaste comme le ciel que traverse l’oiseau, Eureka cultive ainsi les révélations en nous propulsant dans un temps de cinéma ouvert qui nous maintient constamment en état de veille entre passé et présent.
11 octobre 2024