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Critiques

EVERYTHING EVERYWHERE ALL AT ONCE

Daniel Scheinert et Daniel Kwan

par Bruno Dequen

Rarement un film aura aussi bien porté son titre. Sous la forme d’une comédie d’action au rythme frénétique et volontairement épuisant, les « Daniels », le duo de cinéastes derrière Swiss Army Man (2016), s’emparent du concept à la mode de multivers afin de proposer un film de divertissement aussi personnel que passionnant. Aux antipodes des produits formatés des multinationales de contenu obsédées par les focus groups, la rentabilité de leurs multiples plateformes et le recyclage aussi interminable que consensuel des mêmes univers, Everything Everywhere… réussit l’exploit d’être une œuvre qui relève de l’évidence, tout en se positionnant à contre-courant des règles et de la vision de société de l’industrie actuelle.

Dire que Everything Everywhere… est un film référentiel serait un euphémisme. En effet, les aventures rocambolesques d’Evelyn Wang, propriétaire épuisée et endettée d’une laverie automatique se découvre subitement de multiples incarnations dans d’innombrables mondes parallèles, forment la prémisse rêvée d’un film-concept capable de superposer sans crier garde des genres et registres disparates. Grâce à la polyvalence inouïe de Michelle Yeoh et d’une distribution (Ke Huy Quan, Stephanie Hsu, Jamie Lee Curtis, James Hong) capable de passer en quelques secondes du grotesque au spectaculaire, ou de la comédie absurde au drame, les cinéastes s’en donnent à cœur joie, proposant une œuvre intertextuelle et postmoderne qui fait passer la génération Tarantino/Wachowski pour un sommet de sobriété. En effet, s’ils partagent avec leurs prédécesseurs un goût certain pour l’hommage et le mélange des genres, les Daniels cherchent moins à développer un univers visuel et narratif finalement équilibré qu’à surligner l’effet de collage improbable qu’une telle démarche présuppose. En quelque sorte, Everything Everywhere…, c’est le postmodernisme revisité par une génération web qui a été nourrie par le visionnage (tout, en même temps…) des vieux sketchs des Monty Python, des drames romantiques de Wong Kar-wai, des vidéos de Jackass, des univers surréalistes de Jodorowsky, des comédies d’actions chinoises, du cinéma familial d’aventures de Spielberg, et de la série de dessins animés Rick and Morty.

Bien sûr, cet éclatement sans borne du film peut susciter par moments l’indigestion. Outre la vitesse folle qu’il impose à son montage et son récit, il est possible que le sens de l’humour souvent scatologique des Daniels ne soit pas du goût de tout le monde. Mais c’est justement ce qui fait la singularité et la pertinence d’un tel film : ce pari de l’excès qui décide d’assumer absolument toutes les pistes possibles dans un geste cherchant à rassembler, non par un consensus artificiel mais par la prise en compte de multiples sensibilités. Nul besoin d’apprécier de façon égale le château blanc du bagel maléfique conçu comme un espace kubrickien revisité par South Park, le monde parallèle des doigts en forme de saucisses à hotdog, ou le mélodrame familial et générationnel pour embarquer dans l’aventure d’Evelyn. Véritable ode à l’évasion dénuée de la prétention qui a souvent affligé le cinéma commercial contemporain, Everything Everywhere… est un buffet cinématographique à volonté qui explore sans réserve la capacité que peut avoir la fiction à imaginer d’autres vies que la sienne.

Cet éloge du pouvoir de la fiction est d’autant plus intéressant qu’il est porté par un regard lucide qui détourne habilement l’idéologie du cinéma super-héroïque actuel. En effet, Evelyn réalise progressivement que son statut d’« élue » n’est lié qu’au fait qu’elle semble avoir raté sa vie. Pures potentialités, les innombrables incarnations d’Evelyn sont ainsi autant de choix possibles qu’elle aurait laissés passer. D’abord fascinée par ses nouveaux pouvoirs qui semblent lui ouvrir enfin des possibilités au-delà de sa vie de famille défaillante et de ses déboires fiscaux, Evelyn va progressivement réaliser qu’il n’y a pas de miracle possible, de porte de sortie du « monde de merde » dans lequel on vit. Vivre partout, tout à la fois, c’est vivre hors du monde, d’où le désir de disparition qui habite sa fille Joy. Dans Everything Everywhere…, les superpouvoirs et la tentation de l’évasion ne peuvent ainsi mener qu’au néant, à moins de prendre conscience qu’ils ne sont qu’une occasion de se regarder enfin dans le miroir et de cesser de subir le monde en rêvant d’autres univers possibles. Derrière ses allures de délire pop ludique, le film est finalement le récit d’une immigrante quinquagénaire déprimée et hantée par les regrets, qui a l’impression de voir sa vie lui filer entre les doigts. En s’évadant temporairement dans d’autres mondes fantastiques, elle va finir par confronter ses choix et prendre conscience que l’existence n’a de valeur qu’en acceptant d’aller à nouveau vers les autres afin de bâtir une communauté, aussi imparfaite puisse-t-elle être. Le mythe de l’élu·e, de l’être au destin exceptionnel capable de changer le cours du monde est un leurre séduisant mais dangereux. Le véritable héroïsme dans Everything Everywhere…, c’est d’accepter enfin de ne pas abandonner le monde, de trouver les mots pour parler à sa fille et de ne pas se laisser abattre par les impôts. S’il finit ainsi par devenir en quelque sorte une énième fable morale sur l’importance de la vie de famille, le film détourne astucieusement tout discours sentencieux. Outre le fait que les Daniels évitent soigneusement de se prendre au sérieux, leur ultime tour de magie est peut-être de réussir, ne serait-ce qu’un instant, à nous faire croire que l’extraordinaire Michelle Yeoh est comme nous. Ça, c’est du beau cinéma.


18 avril 2022