Exarcheia : le chant des oiseaux
Nadine Gomez
par Carlos Solano
« Athènes est une beauté blessée ». Pour douloureux et juste qu’il soit, un tel constat apparaît aussi comme une invitation à faire un film. C’est d’ailleurs en ces termes que se termine une scène d’introduction portée par un lyrisme rare. Au sommet d’une montagne qui surplombe le quartier d’Exarcheia, à Athènes, une femme chante et raconte, émue, alors que le soleil se couche à l’horizon, le récit d’un deuil : devant le corps de sa petite-fille morte, une grand-mère agenouillée crie à l’injustice, incapable de se relever, ne sachant plus où appuyer ses mains. Métaphore résumant un des aspects les plus insupportables de notre actualité : l’idée d’une jeunesse et d’une vitalité irrécupérables. Le jour tombe. La nuit se lève.
C’est ainsi que Nadine Gomez commence son film, là où l’espoir semble défait, ne plus être possible, là où il paraît difficile d’espérer qu’une renaissance se produise. En un sens, Exarcheia : le chant des oiseaux se chargera de prouver le contraire. Affranchie de tout défaitisme, la caméra de Gomez s’agrippe à tout ce qui bouge, à tout ce qui parle. Le parcours nocturne à travers le quartier d’Exarcheia, piloté en grande partie par le personnage de Dimitri, dont on ignore tout mais dont on aime chaque réplique, dévoile l’image d’une ville qui foisonne d’énergie, déchirée par la crise mais vivante jusqu’à la moelle. À la fois levier politique et laboratoire d’artistes, le quartier anarchiste d’Exarcheia démontre une vitalité difficile à éteindre.
Gomez prouve qu’un moyen de résister à la puissance dépossédante de l’État consiste, par exemple, à faire naitre un espace d’apparition dans la nuit. En atteste la question prononcée par Dimitri, qui sert de programme politique au film : « Être vu, n’est-ce pas ce que tout le monde veut, au fond ? » L’idée ne se réfère pas à la dictature de la célébrité telle que prescrite quotidiennement par la télévision, mais devient porteuse d’un sens bien plus profond : être vu, pour Dimitri et Nadine Gomez, c’est réinvestir la rue, c’est remplir les places publiques, c’est persister, débattre aux terrasses des cafés, sur le trottoir ; c’est, au fond, rendre visible un « nous ». Ce « nous », parfois difficile à définir et à circonscrire, formé d’espoirs et de valeurs qui s’agitent au gré de la contradiction, revêt une apparence logique sous le regard de Nadine Gomez : aimanté par tout ce qui s’agite, danse et réfléchit, le film s’attache à démontrer qu’une ville est, d’abord, sous l’égide souveraine du peuple. En documentant différentes façons d’habiter la rue, le film donne à cette proposition une image aux contours très purs : le quartier est traité comme un espace visuel à traverser bien plus que comme un simple décor ; les corps se rencontrent, se confrontent oralement ; le théâtre renoue avec ses impératifs politiques, s’exprime dans la rue et trouve des modes d’existence alternatifs ; la danse s’offre comme une réappropriation spontanée de l’espace urbain. Mais ici, c’est surtout la parole qui alimente constamment, et ce jusqu’au plus intime la volonté de changement : la nuit, elle prend une densité singulière, la parole se libère, s’enivre et verse dans l’utopie ; elle n’hésite plus sur la place qu’il faut accorder à la révolution et elle prend conscience de ses incohérences.
Foyer déclaré de l’anarchisme, berceau d’imageries de plus en plus nécessaires, le quartier dans ses moindres parcelles semble habitée par la force du regroupement. Là où n’importe quel autre film aurait cherché à personnifier les rassemblements, Nadine Gomez capte plutôt un mouvement, intègre la caméra à la marche, couvre la ville des sons lointains des manifestations. Ici, le regroupement d’une nuit vaut aussi pour tous les autres, pour ceux qui sont venus avant et pour ceux qui viendront demain. L’essentiel se joue ailleurs, dans les raisons qui motivent la révolte et poussent à l’action. « Chaos », conclut le personnage de Dimitri à l’issue d’une discussion qui confronte des propos ouvertement racistes et l’éloge, par un jeune garçon, de la dignité humaine. Nadine Gomez n’intervient pas et refuse le jugement : il importe, pour elle, de laisser circuler la parole, pensée comme vecteur d’action. Le film progresse ainsi en nous laissant l’impression que cette parole n’a, au fond, aucune raison de s’arrêter et qu’Hannah Arendt avait raison lorsqu’elle affirmait qu’une révolution se produit, parfois, parce que les gens refusent de rentrer chez eux. Le quartier d’Exarcheia ne dort pas ; on y croise des vieilles connaissances, on affiche des panneaux dans la rue, la présence policière y devient, selon les termes de Dimitri, « une attraction locale », les murs accueillent la parole des graffiteur.euse.s. Et bien sûr, tout baigne dans une lumière nocturne typiquement urbaine, dans un jaune ocre généré par les lampadaires qui produit une forme de continuité plastique capable d’envelopper tous les personnages.
Non sans nous rappeler Travis Bickle, un homme parcourt et commente la ville depuis l’intérieur de sa voiture : ici, l’empilement des souffrances ne se solde pas par un éclat de violence extrême mais se métabolise en un fou rire désespéré. Il cite Thoreau, modèle suprême de l’antisystème, et raconte que son fils est en prison à cause de ses activités anarchistes. Son seul espoir : qu’un météorite puisse un jour démembrer le système en place. La nuit tombe. Le jour se lève. Une intuition : la révolution aura peut-être lieu la nuit.
19 avril 2019