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Critiques

FALCON LAKE

Charlotte Le Bon

par Amélie Revert

Falcon Lake est un récit initiatique pas comme les autres. Dès les premiers instants, l’ambiance relève davantage du film d’horreur. Si, pour son premier long métrage, libre adaptation du roman graphique Une sœur de Bastien Vivès qu’elle coscénarise et réalise, Charlotte Le Bon emprunte bel et bien aux deux genres cinématographiques, respectivement sur le fond et le sur la forme, ce n’est que pour mieux transcender l’histoire de Bastien (Joseph Engel), 13 ans « bientôt 14 », et de Chloé (Sara Montpetit), 16 ans. Bastien arrive tout droit de Paris avec ses parents et son petit frère pour passer les vacances dans un chalet des Laurentides appartenant à la mère de Chloé. Nous sommes en plein été au bord dudit Falcon Lake. La chaleur écrasante du jour et les lueurs nocturnes lascives attisent les tensions, les instincts et les angoisses des adolescents, qui, après des retrouvailles glaciales, commencent à nouer une relation profonde et ambiguë.

Avec Falcon Lake, Le Bon nous donne à voir d’une manière inusitée, à travers le prisme de la peur, le premier émoi amoureux et sexuel de Bastien, que Engel interprète tout en délicatesse et en nuance. Ici, il n’est de satisfaction physique sans souffrance psychologique, et l’apprivoisement du désir et du plaisir charnel passe inévitablement par le domptage des appréhensions. D’une nature plutôt réservée, Bastien va donc devoir s’affirmer et surmonter sa pire phobie, celle de l’eau et de la noyade, pour faire valoir son attirance envers Chloé dans une scène aussi pénible et frustrante qu’elle est captivante à regarder. S’il veut la séduire, il faut qu’il plonge – presque – la tête la première dans les ondes troublées et noircies du lac. Dans la même veine, la cinéaste n’oublie pas non plus d’aborder, avec pudeur et subtilité, le conflit intérieur qui guette Chloé, que Montpetit incarne avec un mélange d’incertitude et de bravade. Bien que ses affinités avec Bastien soient évidentes lorsqu’ils sont ensemble, la peur que cette relation naissante ne soit découverte domine : pour masquer son inexpérience de jeune adulte, elle fréquente des garçons plus âgés et prend en charge l’éducation de son nouvel ami aux joies de l’adolescence, celles de toutes les « premières fois ». Et puis il y a cet autre passage, moment charnière de Falcon Lake, où Bastien et Chloé se narguent, se jouent de leur peur ultime, de leur peur la plus intime. Lui, à peine pubère, craint en effet que ses parents le surprennent pendant qu’il se masturbe tandis qu’elle redoute déjà la solitude infinie. Là encore, les craintes inhérentes à la différence d’âge entre les deux protagonistes – mais surtout le monde qui les sépare, soit un océan et une éternité – sont habilement soulignées par Le Bon.

« T’es pas seule là, il y aura toujours ton fantôme », répondra, dans un élan enfantin, une nuit Bastien à Chloé au sujet de son angoisse, alors que l’adolescente, fascinée par les revenants, esquisse chaque fois ses pulsions de vie à coup d’affabulations morbides et de déguisement spectral. Elle se plaît, par exemple, à raconter à qui veut l’entendre qu’un cadavre aurait récemment été retrouvé dans la partie marécageuse et inhabitée de Falcon Lake… L’anecdote de Chloé préfigure-t-elle une réalité cauchemardesque, passée ou à venir ? C’est plutôt « pour attirer l’attention des autres », dira la mère de la jeune femme (Karine Gonthier-Hyndman) quand Bastien l’interroge à propos des divagations de Chloé.

Alors que, coïncidence de la vie, le long métrage a par ailleurs été tourné dans la municipalité laurentienne de Gore, Le Bon étaye cultive avec Falcon Lake son penchant pour le genre horrifique entamé en 2018 avec son excellent court métrage aux faux airs lynchiens Judith Hotel. Mais cette fois, la réalisatrice manipule les codes du genre au bénéfice de l’histoire afin d’évoquer de la manière la plus tangible qui soit la complexité, la vulnérabilité et la mélancolie de cet entre-deux inéluctable qu’est l’adolescence. Le film est ainsi hanté par une étrangeté latente, reflétée par le lac lui-même du début à la fin. La musique équivoque signée par la compositrice Shida Shahabi et le montage sous haute tension de Julie Léna orchestrent, de fait, l’atmosphère inquiétante créée par les plans menaçants de ce Falcon Lake pourtant placide, qui ne cessent de nous mettre en garde sans jamais laisser entrevoir le danger encouru. S’il existe enfin un véritable fantôme dans Falcon Lake, il s’agit du fantôme de notre propre adolescence qui, finalement, nous veut du bien même s’il nous tourmente et flirte avec nous pendant toute notre vie d’adulte.


17 octobre 2022