Critiques

Falling

Viggo Mortensen

par Cédric Laval

Le premier film de Viggo Mortensen en tant que réalisateur s’inscrit en terrain connu : celui de la chronique familiale, sur fond de relation conflictuelle entre un père et son fils que tout semble opposer. Nourri des propres souvenirs de l’acteur / réalisateur, le film gagne en authenticité ce qu’il perd en originalité. Sincère et authentique le récit l’est d’abord dans le portrait sans complaisance qu’il brosse de Willis Peterson, vieil homme diminué par un cancer et des pertes de mémoire de plus en plus fréquentes, mais surtout aigri par la vie, sujet à des accès de violence, physique ou verbale, que son fils encaisse avec résilience. Au début du film, Josh Peterson ramène son père en Californie, où il vit lui-même avec son compagnon et leur fille adoptive, afin de lui trouver un lieu de retraite plus approprié que la ferme familiale qu’il n’a jamais quittée de sa vie, dans l’état de New York. En parallèle avec les événements du présent, se déploie le fil narratif du passé, qui permet de reconstituer le double échec, conjugal et paternel, dont se nourrit l’aigreur de Willis.

Pour raconter cette histoire aux rebondissements dramatiques modestes, Mortensen adopte un style discret mais efficace, qui nous fait circuler entre le présent et le passé grâce à des transitions sonores et visuelles fluides, attestant de la porosité des strates temporelles dans l’esprit d’un vieil homme amer, qui refuse le bilan de sa vie. Le montage alterné rythme le film dans des mouvements de va-et-vient d’amplitude diverse, qui lui donnent sa respiration propre. Les intrusions du passé, plus longues dans la première moitié du film, où leur valeur initiatique nécessite une immersion dans la durée (telle cette scène de chasse où l’enfant tue son premier canard, bien calé entre les jambes de son père, empli de fierté), deviennent parfois kaléidoscopes d’images où se chevauchent les temporalités selon un principe associatif qui relève autant d’une logique poétique que de celle du souvenir. La scène de la plage, l’une des plus belles du film, en offre un parfait exemple : Willis contemple pour la première fois les vagues du Pacifique, et les perceptions dans le présent (le contact des doigts avec le sable, de jeunes filles en fleurs qui passent près de lui en lui jetant un sourire…) alternent avec des images fugitives (un champ qu’on laboure, une libellule en équilibre sur un brin d’herbe…) dont on ne sait si elles relèvent proprement du souvenir ou d’un montage métaphorique. Dans ces instants de pure poésie sensorielle, on songe bien sûr à l’influence de Terrence Malick qui rapproche la grande geste de la nature avec la petite histoire intime de l’humain.

Tout ne relève pas, loin s’en faut, de cette liberté aérienne du montage poétique, et le réalisateur a la main plus lourde lorsqu’il s’agit de caractériser son personnage principal. La cigarette est un accessoire récurrent, un peu trop systématique, pour marquer le territoire de Willis en même temps que ses abus. De même, l’opposition entre le vieux conservateur, issu du monde rural, homophobe et raciste, et le couple gay californien, parents adoptifs d’une petite Hispanique et fiers électeurs de Barack Obama, ne fait pas non plus dans la dentelle. On pourrait aussi reprocher au film de faire du surplace en enfonçant le clou de l’humiliation des membres d’une même famille, soumis aux sautes d’humeur d’un patriarche agressif et provocateur. Au centre du film, l’une des scènes les plus longues (et l’on sait gré à Mortensen de ne pas avoir peur de la durée pour mieux faire sentir l’écœurement), celle du repas avec ses enfants et petits-enfants, tourne au jeu de massacre : un à un, les convives jettent l’éponge sous les coups de boutoir de l’aïeul vindicatif, le laissant seul, à table, avec l’une de ses petites-filles, qui arbore fièrement ses piercings et proclame qu’elle n’a pas peur de son grand-père ! La capacité de Willis à frapper sur tout ce qui bouge, celle de Josh à encaisser les coups plus ou moins en silence, peuvent mettre à l’épreuve un spectateur impatient de voir les choses évoluer.

Et pourtant, c’est cet apparent statisme qui fait tout le prix de ce portrait d’un vieillard au crépuscule de sa vie. Au-delà de la cohérence psychologique inhérente à un tel statisme (à son âge, on ne le changera plus…), ce match de boxe déséquilibré nous renvoie à une interrogation fondamentale : celle de l’indissolubilité du lien père-fils, malgré les rancœurs et mesquineries endurées. Pourquoi Josh continue-t-il à porter à bout de bras un vieil homme presque infirme qui l’insulte et n’a cure des efforts qu’il fait pour lui ? Pourquoi Willis éprouve-t-il le besoin de retourner vers ce fils homosexuel dont il vomit le mode de vie ? Une réplique du film nous livre peut-être la réponse, lorsque le grand-père tient sa petite-fille adoptive entre ses bras et qu’elle entend deux cœurs qui battent dans sa poitrine, le vrai, et celui de la montre qu’il porte dans sa poche. Au plus profond de la mécanique froide, glaçante, de l’homme qui n’a pas réussi à se libérer des démons pour lesquels il semble avoir été programmé, bat le cœur d’un homme toujours amoureux du fantôme de son ex-femme ; un homme capable de frapper son fils, et de le consoler, dans le même temps, lorsqu’il tient en joue une proie longtemps guettée et ne parvient pas à appuyer sur la détente ; un homme, enfin, qui se bat contre son enfant devenu adulte avant de s’effondrer dans ses bras en pleurant. Cette chute, à laquelle renvoie peut-être le titre, n’est-elle pas, au final, ce qui le rend plus grand ?


12 février 2021