Je m'abonne
Critiques

Fatima

Philippe Faucon

par Eric Fourlanty

CE FILM AURAIT DU PRENDRE L’AFFICHE AU CINÉMA EXCENTRIS CETTE SEMAINE. SA SORTIE EST POUR LE MOMENT ANNULÉE. EN GUISE DE SOUTIEN, NOUS AVONS DÉCIDÉ DE TOUT DE MÊME PUBLIER CETTE CRITIQUE POUR QUE VIVE, AU MOINS UN PEU, L’ESPRIT DE CETTE SALLE DONT NOUS NE SAURIONS NOUS PASSER.

 

Certains films créent un monde qui n’a rien à voir avec le nôtre – et c’est assurément l’une des fonctions du cinéma. D’autres nous montrent celui dans lequel nous vivons ou plutôt nous le dévoilent de l’intérieur, comme le ferait un roman, bien loin du reportage, du documentaire, du témoignage, et ils nous permettent de mieux voir et de mieux comprendre ce qui nous crève les yeux.

    Fatima est de ces films-là.

Certains films commencent à exister avec le premier plan et s’achèvent avec le générique de fin. D’autres semblent être déjà vivants lorsque l’écran s’anime et ils continuent à exister bien après le mot « Fin ».

Fatima est de ces films-là

Certains films sont ouvertement politiques, voir ceux de Costa-Gavras, de Falardeau, Pierre de son prénom, ou de Michael Moore. D’autres sont traversés par le politique, pensons à ceux de Falardeau, Philippe de son prénom, de Mike Leigh ou des frères Dardenne.

Fatima est de ces films-là.

Plaquée par son mari parti vivre avec une autre, Fatima (Soria Zeroual) fait des ménages et élève ses deux filles, l’une en pleine rébellion adolescente (Kenza Noah Aïche) et l’autre (Zita Hanrot) en première année de médecine. Le racisme ordinaire pointe quelquefois le bout de son nez, les planchers sont bas pour qui doit les frotter et la solitude de l’immigrante est souvent lourde à porter. Mais Fatima est une femme vaillante et sensible, une Mère Courage de l’ombre qui comprend un peu le français mais ne le parle pas. Elle mesure le gouffre qui la sépare de cette France pour laquelle elle n’existe pas. Elle voit bien la distance se creuser entre elle et ses filles occidentalisées mais elle tient le fort, écrit ses pensées, des poèmes, sa vie, dans un cahier et accepte son sort. Jusqu’à ce qu’elle chute dans un escalier.

Fatima est adapté de Prière à la lune, un livre de Fatima Elayoubi, ancienne femme de ménage devenue auteure. Soria Zeroual, celle qui l’incarne magnifiquement, est une actrice non-professionnelle qui, dans la « vraie vie », est mère de famille et femme de ménage. Voilà le genre de choix en amont qui donne le la à un film. Aussi le fait de ne pas situer l’action dans une banlieue parisienne mais dans un Lyon anonyme, qui devient n’importe quelle ville, de France où d’ailleurs. La mise en scène est à l’avenant, précise et sans effets de manches, au plus près des personnages tout en les laissant respirer. Un film rigoureux et vibrant qui témoigne d’une vraie tendresse pour ses protagonistes, qui donne toute latitude au regard du spectateur et qui, en 80 minutes, prend son temps mais sans temps morts.

Depuis une vingtaine d’années, sans jamais caracoler aux sommets des palmarès ou ceux du box-office, Philippe Faucon mène sa barque avec une dizaine de longs métrages où il décline les thèmes de la colonisation qui n’en finit plus de laisser des traces, de l’intégration au monde, ardue que l’on soit immigrant de souche ou lesbienne adolescente, et du vivre ensemble qui perd sérieusement des plumes. Son film précédent, La désintégration, retrace le parcours de jeunes Français musulmans qui, peu à peu, se radicalisent dans une France qui ne sait pas quoi en faire. Le film est sorti en 2011. Ne parlons pas ici de prémonition mais plutôt d’un cinéaste qui, né au Maroc à la fin des années 50, voit ce qui se trame depuis longtemps, et en témoigne, bien avant les attentats de Charlie Hebdo ou ceux du 13 novembre.

Certains films ne parlent qu’en leur propre nom, d’autres donnent une voix aux sans-paroles, rendent visibles ceux et celles qui ne le sont pas et saluent la richesse de tous ces gens qui, pour reprendre les mots de Fatima Elayoubi, « sont venus vivre dans un pays dont ils ne parlent pas la langue et qui y ont élevés la prochaine génération ». Toutes celles qui viennent, et qui viendront, vivre dans ce pays, le nôtre, le leur, dont ils ne parlent pas la langue et qui y élèvent, et y élèveront, la prochaine génération.

Fatima est de celles-là.

 

Voir notre entrevue avec Philippe Faucon

La bande-annonce de Fatima


26 novembre 2015