Faust
Alexander Sokourov
par Apolline Caron-Ottavi
Monument de lourdeur que ce Faust signé Sokourov, dans son aplomb à imager le mythe de Faust par une mise en scène gratuitement baroque. Monument aussi d’ennui et de prétention, mal placée. Dernier volet d’une tétralogie sur le pouvoir (après Moloch, Taurus et Le Soleil), Faust confirme la relation ambiguë du cinéaste à l’Histoire, dans sa fascination pour les grandes figures auxquelles il s’attaque. Mais Faust reste aussi, et surtout, un film douteux. Que Sokourov ait fait appel à Vladimir Poutine pour financer son film, à la limite, ça ne nous regarde pas. Certains artistes, parce qu’ils ont illustré les visées d’un pouvoir ou ont simplement ménagé celui-ci pour pouvoir créer, n’en ont pas moins été de géniaux inventeurs (dans différents contextes, et pour ne citer ne serait-ce que des cinéastes: Eisenstein, Pabst ou Ruttman…), appelant donc par leur « décalage » à la réflexion, et à une ouverture vers l’avenir. Mais il n’en est pas ainsi de Sokourov et son Faust : ce qui est grave, c’est son conformisme cinématographique, un peu le retour de l’art « officiel ». La performance visuelle et un semblant de provocation (ouvrir le film sur le sexe en décomposition d’un cadavre oui, c’est aussi littéral et primitif que ça), permettent en fait au cinéaste russe de ne surtout rien questionner. Il n’y a rien de subversif dans son uvre, et Faust est un film qui va dans le sens des puissants. Le Faust de Goethe était une parabole, où la mise en cause de la soif de pouvoir des hommes, sous les apparences du progrès, ne se limitait pas à un contexte ou un rapport de force en particulier, mais devait au contraire être lue toujours différemment. Or Sokourov ne fait pas résonner cette parabole dans notre temps présent mais la maintient, par des dialogues à la philosophie creuse et une image du passé folklorique, dans une zone floue : en cela, son film ne vient déranger personne.
On se souvient déjà du discours discutable de L’Arche russe : l’Histoire comme une ligne continue, un enchaînement d’événements sans allers-retours, l’alternance de périodes sombres et de périodes lumineuses, l’apologie de la période tsariste Le plan séquence est resté célèbre pour sa virtuosité (oui, c’est un film séduisant : et alors ? En devient-il bon pour autant?), mais, en réalité, ce discours d’un défilement réputé inéluctable de l’Histoire permet de ne pas questionner ses bégaiements ni ses mécanismes, et donc de laisser le passé sommeiller, sans bousculer le présent. Il en est de même dans Faust. Le mélange incertain entre un XIXe siècle d’attardés et l’évocation d’un Moyen-Âge arriéré, où l’on éviscère des cadavres comme on démonte une horloge, dans la crasse et l’ignorance, ou encore la thématique du progrès et de la science, traitée comme si nous étions encore au début du XXe siècle, relèvent de l’image d’Épinal et de la confusion historique. En mettre soi-disant plein les yeux, pour mieux « aveugler », littéralement.
Partout, on a lu que Sokourov, lauréat du lion d’or à Venise en 2011, réalisait là un de ses films les plus picturaux. Et bien, de la peinture, c’est plutôt l’académisme qui est ici à l’honneur. Quelques effets de lumière blafards et des images anamorphosées par les changements d’objectif ne sont en rien une preuve d’audace, au contraire : les trouvailles techniques dissimulent une absence de réelle innovation. Rien d’étonnant à ce que la photographie du film soit réalisée par le chef opérateur du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, Bruno Delbonnel. Ce n’est pas un mauvais travail en soi, mais il est néanmoins sans profondeur : à l’image de ce long plan d’ouverture, qui traverse les nuages pour embrasser la ville. Avec cette entrée en matière tape-à-l’il on est plus proche de l’imagerie de Prometheus, ou du wagnérisme à la sauce Seigneur des anneaux, que de l’expressionnisme allemand. La grandiloquence de l’image et des effets numériques ne suffit pas à créer une « image » (c’est-à-dire une nouvelle image, qui porterait au-delà d’elle-même une image du monde), et on préfère se souvenir de la fragile maquette engloutie par l’ombre du diable chez Murnau et en rester là.
Il en est de même pour le mélange de répulsion et de fascination que Faust éprouve envers le diable, comme dans la séquence où celui-ci apparaît nu parmi les lavandières, Sokourov ne nous le transmet que par instants, sans jamais en saisir l’essence. En effet, l’ambiguïté constitutive du Diable depuis le Romantisme (et chez Goethe) ne tient pas tant à son aspect qu’à l’état intérieur de celui qui le contemple. Ici, le grotesque n’a rien de véritablement déconcertant ou d’étrangement inquiétant, comme c’est le cas dans les tableaux de Jérôme Bosch, qu’on ne peut s’empêcher de voir comme une possible source d’inspiration de Sokourov : la distorsion du monde reste dans le film un procédé de surface, l’horreur et l’immondice restent au rang d’attractions de foire, de mascarade expiatoire. On se sent bien loin de toute cette violence, comme si ce n’était pas vraiment notre problème, notre monde, notre reflet dont il était question. C’est bien le problème : Faust de Goethe est une uvre d’une éternelle actualité, si l’on sait comment la relire ou la revoir. Sokourov l’enferme dans le passé.
La bande-annonce de Faust
20 septembre 2012