Félicité
Alain Gomis
par Gérard Grugeau
Il est des films qui relèvent de la sidération, comme s’il émanait d’eux une vitalité qui reconnecte à l’essence même d’une humanité commune, universelle. Dès la scène d’ouverture qui constitue un morceau d’anthologie en soi, le film d’Alain Gomis happe le spectateur pour ne plus le lâcher. Une chanteuse, Félicité, se produit sur scène dans un quartier populaire de Kinshasa avec le groupe Kasai Allstars. Sa présence magnétique aimante notre regard, sa voix tellurique nous traverse. Alentour, tout un monde prend vie dans la sueur et un nuage de vapeurs d’alcool. De ce magma originel d’où se dégage la silhouette de Tabu, coureur de jupons invétéré, le film va naître, nous propulsant dans le sillage d’une mère courage bientôt engagée dans un âpre combat pour sauver son fils hospitalisé suite à un accident de moto. Bricoleur du quotidien et rebouteux des âmes, Tabu va rebondir dans le quotidien de la chanteuse. Et sortir cette femme entière et entêtée de son fier isolement en l’accompagnant dans une lente remontée vers la vie. Avec son physique robuste ancré dans la terre (Véronique Beya Mputu impose d’emblée une présence), Félicité est une héroïne digne des légendes ancestrales et la mise en scène ample d’Alain Gomis fait de sa trajectoire mouvementée une errance magnifique. Et une véritable épopée du temps présent.
Plusieurs éléments contribuent à cette amplitude du récit qui s’installe en travaillant par strates. À commencer par le lieu physique : la ville de Kinshasa, associée à la fois à un vaste chaos de sensations confuses et à une source d’énergie inextinguible qu’une caméra documentaire (certains plans à l’épaule ont été tournés par Dieudo Hamadi, un cinéaste congolais) nous restitue dans toute sa rudesse et sa beauté brutes, échappant ainsi à toute forme d’exotisme et de misérabilisme. Hormis les scènes de bar où les prestations de Félicité prennent la couleur de ses états d’âme successifs, la musique structure la trame narrative du film pour l’inscrire dans un dessein plus large qui alimente l’infini du langage par une constellation de réseaux. Sporadiquement, l’Orchestre symphonique Kimbanguiste de Kinshasa (interprétant live du Arvo Pärt) émaille le récit de plages lyriques qui viennent casser le réalisme pour introduire des séquences oniriques où, près d’un plan d’eau (le lac où on se noie ou on se régénère, l’obscurité venue), le personnage principal circule dans sa nuit intérieure, tel un spectre attiré par ses propres gouffres. On pourrait dire que la partition de cet orchestre improbable, surgi de nulle part et pourtant bien réel, s’apparente aux chœurs antiques, à une ode chorale qui vient soudain commenter le réel et le transcender. De tous ces chocs d’images alliant musique traditionnelle et contemporaine, documentaire urbain, naturalisme du quotidien (scènes d’hôpital, intimité de Félicité et Tabu) et visions nourries d’un syncrétisme de croyances disparates, naissent de puissants « moments de partage », que le spectateur peut s’approprier tour à tour en gardant une pleine latitude de regard.
Durant sa classe de maitre présentée en 2017 lors de son passage au FNC, Alain Gomis évoquait le tournage en lingala, une langue chargée de poésie qu’il ne connait pas et qui le forçait à une écoute active sur le plateau, le sens, la signification devenant alors presque secondaire. De cette contrainte transformée en atout provient sans doute la liberté de trait qui fait de Félicité un film si chargé de vie et de sensations. Car le corps, dissocié des mots, devient ici le vecteur sensible par excellence par où transitent tous les affects qui irriguent la chair du monde. Une façon de « laisser le film se faire, se dire », comme une entité autonome vivant sa propre vie et imposant ses « évidences », selon le cinéaste1. Incarnations de tant de vies invisibles qui souffrent en silence la tête haute, Félicité et Tabu s’offrent à nous sans fard, héros mythologiques d’une modernité vibrante, unis contre la violence de leur environnement. Vers la fin du film, le fils de Félicité sortant de son mutisme – comme le réfrigérateur hoquetant, réparé par Tabu – revient d’entre les morts grâce aux soins prodigués par son entourage. Par une logique combinatoire et un processus de fusion par conciliation qui semblent accumuler les rites de passage, le cinéma d’Alain Gomis nous apparaît alors relevé, lui aussi, d’une esthétique du bricoleur, prenant en compte toute l’hétérogénéité de la vie pour mieux l’embrasser et forger une nouvelle version du monde. Une esthétique généreuse, irrésistiblement liée au désir. À n’en pas douter, Félicité célèbre avec force le bricolage comme acte créatif souverain.
Ce texte a déjà fait l’objet d’une publication dans le no 185 de la revue 24 images, p. 16-17. Nous le republions à l’occasion de sa diffusion en salles.
19 octobre 2018