FERMER LES YEUX
Víctor Erice
par Elijah Baron
Triste-le-Roy, quelque part aux alentours de Paris, 1947. Dans le clair-obscur crépusculaire d’un manoir désolé, un journaliste espagnol réfugié du régime de Franco se voit confier une mission qui s’annonce riche en péripéties : retrouver et raccompagner de Chine la fille adolescente d’un vieil homme prêt à tout pour mourir dans l’intimité d’un regard familier. Mais l’aventure promise ne viendra pas, du moins pas sous la forme à laquelle on aurait pu s’attendre. Tournée en 16 mm, cette scène introductive se révèle appartenir à un autre temps – le début des années 1990 –, et à un autre film – fictif, Le regard de l’adieu – qui ne sera jamais terminé du fait de la disparition inexpliquée de l’acteur principal, Julio Arenas (José Coronado). Ainsi, aussitôt retrouvée, la qualité éthérée et à la lisière de l’ineffable que partageaient les trois longs métrages précédents de Víctor Erice (L’esprit de la ruche, 1973 ; Le Sud, 1983 ; Le songe de la lumière, 1992) s’évapore soudainement au profit d’images numériques, tremblantes de monotonie, d’un quotidien madrilène en 2012. Le choc d’une transition aussi brusque entre deux réalités narratives et cinématographiques, qui se lit comme une sorte d’inversion de The Wizard of Oz (Victor Fleming, 1939), communique on ne peut mieux le sentiment de perte immortalisé par l’écrivain L. P. Hartley dans son roman The Go-Between : « Le passé est une terre étrangère. On y fait les choses différemment qu’ici. »
Ancré dans les ruines d’un passé qui prend symboliquement l’aspect d’une fiction, le récit contemporain qui s’ensuit concerne les démarches personnelles de Miguel Garay (Manolo Solo), réalisateur du Regard de l’adieu, pour replonger dans le mystère de la disparition de son ami et reprendre contact avec celles et ceux dont il a été proche. Son passage sur le plateau d’une émission télévisée, qui l’invitait à des spéculations sensationnalistes, l’inspire plutôt à méditer sur l’expérience du vieillissement – le « problème suprême » –, et c’est davantage en archéologue qu’en enquêteur que l’ancien cinéaste, retiré du monde depuis l’échec de son projet, contemple les décombres physiques et les traces argentiques d’une vie antérieure restée, elle aussi, en quelque sorte inachevée. Gris et endeuillé, au regard pesant, Miguel semble dépossédé de lui-même, et la pénombre qui le recouvre d’une scène à l’autre, face à un poste de télévision, un téléphone ou un ordinateur, est telle le souvenir impossible de la noble obscurité d’une salle de cinéma. La possible réapparition de Julio, reconnu en l’employé amnésique et quasi muet d’une maison de retraite, justifie alors la projection, dans une salle abandonnée, d’une seconde bobine du film auquel avait participé l’acteur avant de se volatiliser. « Il n’y a pas eu de vrai miracle au cinéma depuis la mort de Dreyer », commente le projectionniste, et on y soupçonne par la suite de la fausse modestie, tant est hypnotisant l’effet d’une séquence finale qui, en un enchaînement de visages, illustre justement le pouvoir de la pellicule à transcender les limites du temps, de l’identité et du souvenir.
On ne sait pas vraiment si les protagonistes de Erice vont au cinéma pour rêver ou s’éveiller, fuir ou se retrouver, et Fermer les yeux crée d’autant plus d’écart entre le mythe et la réalité qu’ils sont associés pour la première fois à des technologies différentes. Or, dans sa conclusion – l’aboutissement cathartique d’un espoir étiré sur des décennies, pour le réalisateur espagnol victimisé par la censure politique et financière comme pour son alter ego –, les deux mondes semblent se rejoindre, et les regards extérieurs et intérieurs convergent de façon à permettre le type d’expérience mystique que les jeunes filles de L’esprit de la ruche et Le Sud étaient également invitées à vivre en fermant les yeux. La présence de la première, Ana Torrent, dans un rôle qui l’amène à rejouer des éléments d’une performance datant maintenant d’un demi-siècle, fait partie d’une multitude d’échos aux œuvres passées de Erice, y compris celles qui n’existeront pas – Le regard de l’adieu est un sosie du Sortilège de Shanghai (Fernando Trueba, 2002), qu’il n’arrivera pas à réaliser. Malheureusement plus proche de l’éloge funèbre que d’une tentative de résurrection, le quatrième long métrage de Erice, conçu pour être – jusque par son titre – porteur de mémoire, englobe toutes ces références au sein d’une histoire du septième art qui continue de s’exprimer à travers des manifestations parfois inconscientes, au défi de toute amnésie.
Du fait d’avoir été présenté hors compétition à Cannes quelques jours après Indiana Jones and the Dial of Destiny (James Mangold, 2023), ce chant du cygne d’un homme fasciné depuis ses débuts par les fantômes du cinéma, et notamment par leur capacité à engendrer sans cesse de nouveaux imaginaires, permettait de contraster deux démarches auto-archéologiques, l’une en quête de révélations patientes, et l’autre typique d’une tendance consistant à piller les images iconiques du siècle dernier pour capitaliser sur une montée de nostalgie. C’est sans fatuité aucune, mais avec toujours la même fragilité d’orphelin que Erice retrouve, suivant 31 ans d’absence plus ou moins involontaire du grand écran, des motifs, acteurs et lieux qui le lient – et nous avec lui – à un passé à la fois réel et rêvé. Si l’on ressort de Fermer les yeux quelque peu miraculé, c’est parce qu’il réussit – dans le même esprit que Twin Peaks: The Return (David Lynch, 2017) – à nous faire accepter l’impossibilité du retour avant de restituer contre toute attente ce « sentiment d’appartenir au monde » qui se trouve à la source de tant de cinéphilies.
6 septembre 2024