FESTIN BORÉAL
Robert Morin
par Apolline Caron-Ottavi
Le plan aérien qui ouvre Festin boréal, celui d’une forêt d’automne éclairée par un soleil rasant et irradiant, est d’une picturalité époustouflante. Un plan qui annonce les couleurs d’un film où le travail soigné de la mise en scène se met au service d’un monde dont la contemplation nous happe. Qui lit « contemplation » dans une critique à l’heure actuelle risque de comprendre « film d’esthète aux plans fixes exagérément étirés » – surtout si l’on apprend que le sujet est la décomposition d’une charogne dans la forêt québécoise. Mais le nouveau film de Robert Morin est très loin de tout ça. Contempler est ici est une expérience, enfouie lointainement dans nos mémoires, et avec laquelle on nous invite à renouer : observer, s’absorber, écouter, être aux aguets, retenir son souffle.
Une expérience active devant un film d’action. En témoigne d’emblée l’inoubliable séquence d’ouverture, qui nous entraîne dans l’existence d’un orignal, plus précisément dans ce qu’il ignore encore être ses dernières heures. Avec son montage et ses cadrages dynamiques, sa façon de capter les regards et les attitudes, Morin nous fait rencontrer cet animal, il le fait exister comme individu peuplant le monde. Encore plus que face à lui, nous sommes avec lui. Le respect qu’insuffle cette prémisse déterminera notre regard sur la suite : non pas une nature morte, mais l’histoire d’une trajectoire. Dans cette séquence inaugurale, une flèche reçue en plein flanc vient interrompre une journée jusque-là comme les autres. La fuite qui s’enclenche alors, et en particulier la traversée nocturne d’une rivière, a le souffle épique d’une scène de western. L’animal s’épuise, se couche, s’immobilise. L’orignal meurt, et la vie commence.
Pendant une heure, le cinéaste va capter le ballet des vivants qui gravitent autour de ce corps redevenu ressource : garde-manger, grattoir, perchoir et même, à un moment, confortable oreiller. Volatiles, insectes, lombrics, mammifères petits et grands se succèdent, se poussent ou se côtoient autour de cette carcasse qui s’amenuise, se putréfie et se rabote au gré de fondus enchaînés qui font défiler les jours et les nuits, les saisons et les intempéries. On se familiarise avec ce petit coin de pays et ses habitants ; l’occasion sûrement pour plus d’un spectateur citadin se pensant écolo de se rappeler ou de prendre conscience qu’il patauge dans une ignorance et une indifférence inquiétantes pour la suite du monde (qui passe ici, une martre, une belette, une hermine ? tiens, une corneille – à moins que ce ne soit un corbeau ? et celui-là, est-ce bien un glouton ? les insectes, les vers, les créatures aquatiques et les millions de végétaux, n’en parlons même pas…).
Au milieu de ce bal incessant, la présence humaine en est une parmi d’autres. Un chasseur prend un selfie avec le cadavre, un trappeur l’honore en faisant une libation, chacun dans un certain rapport à son environnement. Plus tard, un convoi de machines qui semble surgi des enfers – apparition énigmatique, comme elle doit l’être aux yeux d’un lièvre ou d’un pygargue – viendra engloutir tout un pan de forêt. Mais le film prend acte de ces passages plus qu’il ne discourt dessus, préférant nous laisser y méditer. En cela, la démarche prolonge celle du précédent film du cinéaste, 7 paysages, mais s’en distingue aussi. En jouant d’un effet de surprise, 7 paysages construisait un récit sur notre présence humaine. Festin boréal se met surtout au service d’un autre récit, celui de leur présence, si rarement représentée : même lorsqu’ils placent les autres êtres vivants au premier plan, les films conservent bien souvent l’humain comme ligne de fuite, point de vue ou arrière-plan. Ici, non, l’humain n’est qu’un élément dans une toile immense, tissée serrée. En cela, Festin boréal est, comme peu de films le sont, une œuvre pleinement de son siècle.
Car il s’agit bien d’une création, où le cinéaste met d’ailleurs à contribution tous les artifices du cinéma : scénario, composition photographique, angles de vue multiples et effets spéciaux viennent ici s’adjoindre aux prises de vue du réel. La mise en scène a tout d’un mystère et on peut se poser maintes questions sur les exploits techniques qu’on a sous les yeux. Mais autant les balayer, car seule compte la justesse de l’histoire qu’ils racontent, portée par la formidable dramaturgie de chaque scène, la tension de chaque plan, la vitalité de chaque interaction entre les êtres. Et qu’on ne crie pas à l’anthropomorphisme : ce spectaclesemble au contraire nous avertir que le risque qui nous guette n’est pas tant de projeter des ressemblances inexistantes que de réfuter des similitudes évidentes, enfermés dans un irréductible anthropocentrisme.
C’est ainsi que l’on prête soudainement attention aux modulations de voix d’un corvidé lorsqu’il converse avec ses congénères. Car le plus extraordinaire dans le film demeure peut-être le travail du son – et ne serait-ce que ce seul aspect impose de le voir dans une salle de cinéma. L’attention du cinéaste pour l’amplitude sonore du monde sauvage était déjà flagrante dans l’installation immersive tirée de 7 paysages[1]. Dans Festin boréal, la densité sonore déborde comme jamais du cadre de l’image et de la profondeur de champ, faisant exister cet univers bien au-delà de l’écran. Ce pourrait être le moment de souligner comment Robert Morin, depuis ses débuts vidéo jusqu’à aujourd’hui, a toujours su renouveler son travail avec pertinence ; ou de voir comment le film dialogue avec un certain cinéma actuel ou passé, documentaire ou pas, animalier ou autre. Mais Festin boréal décourage de façon salutaire de pousser plus loin l’analyse critique. On souhaiterait juste que tout le monde aille le voir, afin de pouvoir partager l’émotion d’un dernier plan cosmique, en forme de lettre d’amour à une charogne.
[1] Présentée dans le cadre de l’exposition Robert Morin : cinéaste et photographe qui s’est tenue à la Cinémathèque québécoise du 8 juin au 30 juillet 2023.
4 avril 2024