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Critiques

Fidelio, l’odyssée d’Alice

Lucie Borleteau

par Alexis Geng

L’amour, « c’est tout », pour Alice. Fidelio porte son titre comme un paradoxe, diront certains, tant son héroïne ne se montre fidèle qu’au sentiment amoureux et à l’absolu qu’il représente ; le film n’en est pas moins paré de vertus. La première consiste à situer son action dans un milieu qui en fait toute l’âpreté et le naturel, celui de l’équipage d’un cargo en fin de vie, (re)baptisé Fidelio : soit le labeur quotidien de ses membres, européens, philippins et autres, leurs rituels, leurs joies et failles, le petit cercle d’émotions gravitant autour de la machine infernale qui cadence l’avancée du tanker sur les flots. Le qualificatif « documentaire », parfois employé pour définir une telle démarche, semble bien mal rendre justice à la vérité que restitue ici la fiction.

La deuxième (et non dernière) vertu du film, c’est de faire le portrait en action d’une jeune femme libre et lumineuse qui aime l’amour ; une échappée continue qui ne se limite jamais à illustrer sa situation de départ (être femme dans une profession d’hommes). Si le capitaine du Fidelio affirme vouloir aimer toutes les femmes du monde en une, la belle Alice (Ariane Labed, formidable, récompensée à Locarno pour ce rôle), si sensible, généreuse, passionnée qu’on ne saurait la dire volage, aime l’homme à travers tous les hommes. Son petit ami norvégien d’abord, Félix (Anders Danielsen Lie, héros tourmenté d’Oslo, 31 août) ; son ancien amant ensuite, le capitaine (Melvil Poupaud), qu’elle retrouve dix ans plus tard en revenant sur le bateau de ses débuts pour remplacer au pied levé un mécanicien mort dans des circonstances troubles. Puis les autres, sur lesquels son regard amoureux, inquiet et paisible à la fois, se pose, ou avec qui elle échange des confidences crues et tendres. Des dialogues désarmants de naturel, tantôt paillards tantôt tenus comme des odes, des paroles d’amants ou d’amis éternels.

De cette rencontre entre une grâce inaltérable et un monde d’hommes attendrissants, touchants dans leur sentimentalité alternativement rentrée et exposée, dans ce mélange de dureté, de trivialité et de délicatesse qui forge la légende du marin, naît la beauté de Fidelio, premier long métrage fort et limpide. Nulle tempête autre qu’intérieure n’agite ce film maritime, rythmé par la recherche ou la fuite de l’amour, et plus encore l’impossible espoir du bonheur dans l’amour, au milieu de l’infini marin « sans cesse recommencé » – tel le mal qui s’empare des êtres. L’océan se trouve soudain peuplé de grands amoureux partis vivre leur solitude entre eux, dans une œuvre naturaliste qui emprunte aux genres sans s’enliser dans aucun. Peu importe la cargaison du bateau, jamais vraiment mentionnée, le Fidelio transporte avant tout ceux qui le peuplent. Les sentiments affleurent en salle des machines, au cœur de la machine même, devenue objet mystique (« Demonia ») pour les Philippins – et rien ne déborde. Même s’il est tenu à distance, la réalisatrice Lucie Borleteau approche ainsi le récit conradien, ou hugolien : la mer paraît parfois dicter à tous la façon dont on l’écrit.

Fidelio déploie tout au long de cette odyssée une étonnante capacité à approfondir sans s’attarder, à fluidifier sans survoler, à creuser de pénombres ses lumières. En résulte un découpage d’une belle nécessité, sans scories, où le récit visuel se trouve doublé par un récit littéraire, celui du marin mort mystérieusement, peut-être de n’avoir jamais éprouvé l’amour en l’ayant tant recherché. Le carnet du disparu sert ainsi de contrepoint à l’expérience inverse d’Alice, et de blason au film par son mélange de crudité et de lyrisme. Fidelio a encore, dès ses premiers instants, l’art de représenter sexualité et amour, de laisser parler le désir brut, pour aller au plus près de l’intimité, se faire un bel objet sensuel dont chaque plan prolonge la séduction. Sans doute alors la qualité ultime de Fidelio est-elle de donner la sensation, trompeuse, que faire un beau film, c’est simple. Une illusion aussi forte que celle qui transporte ses personnages, plus sûrement encore que leur nef de transis.

 

La bande-annonce de Fidelio


25 juin 2015