Critiques

Finding Vivian Maier

John Maloof

par Gilles Marsolais

Ce n’est pas tous les jours que l’on peut dénicher dans un marché aux puces ou dans un encan populaire l’œuvre d’un génie oublié. C’est pourtant ce qui s’est produit récemment avec la découverte de l’abondante production de la photographe de rue américaine Vivian Maier, morte dans la pauvreté et l’anonymat en 2009, dont l’œuvre fait déjà la fortune de certains galéristes new-yorkais… et fort probablement d’un cinéaste !

Mais, repartons du début. L’aventure de cette découverte et du destin singulier de cette illustre inconnue est relatée d’une façon passionnante dans un film qui figurait au programme du Festival de Toronto et des Rencontres du cinéma documentaire de Montréal (RIDM), en 2013, et qui est projeté ces jours-ci au Cinéma du Parc : Finding Vivian Maier de John Maloof et Charlie Siskel. Il ne faut surtout pas rater ce film qui permet de vivre et de mesurer le choc de cette authentique découverte faite par le jeune historien John Maloof, le premier à être confronté à ce trésor digne de la caverne d’Ali-Baba (plus de 120 000 photos et clichés d’une qualité indiscutable, peut-être même jusqu’à 150 000, on ne sait pas très bien, ainsi que des films en super 8 mm et en 16 mm). Selon ses dires, il aurait acquis ce trésor méconnu en deux temps. Sur un coup de tête, il aurait d’abord acheté, en 2007, dans un encan de quartier en face de chez lui, une boîte de négatifs qu’il n’aurait développés que deux années plus tard pour alors découvrir la qualité exceptionnelle des photos qu’ils révélèrent. Dans la foulée, il aurait décidé d’acheter la totalité du contenu du mini-entrepôt que sa locataire n’avait plus les moyens de louer, peu de temps avant sa mort survenue en 2009, et aussi de mettre la main sur d’autres boîtes acquises entre-temps par des particuliers. Dès lors, John Maloof a tenté de mettre un peu d’ordre dans cette abondante matière qui arrivait de nulle part. Le film-enquête qu’il a produit, mis en images et coréalisé avec Charlie Siskel, réussit à rendre compte de cette découverte étonnante et de son propre travail, au moyen d’un montage alerte et dynamique qui réserve bien des surprises. Mais aussi, il vise surtout à identifier l’auteur de cette abondante production photographique, à percer progressivement le mystère de celle (Vivian Maier) dont il n’avait pu retrouver la trace et qui se révèlera n’avoir été toute sa vie durant qu’une simple gardienne d’enfants. Peu sociable et sans contact avec le milieu de l’art et de la photo, celle-ci n’aurait jamais montré le fruit de son travail (c’était plus qu’un simple hobby) à qui que ce soit de son vivant. Était-elle inconsciente de la qualité de sa production, trop prude ou singulièrement désargentée, au point de ne pas avoir développé nombre de ses films et clichés? Ses photos témoignent pourtant d’un sens indéniable de la composition, et même d’une connaissance du travail de certains autres photographes, dont Diane Arbus.

En effet, ses photos (du moins, celles que l’on connaît) se distinguent par les rapports de proximité, d’échange et de connivence, voire d’empathie, qu’elle établissait avec les gens qu’elle apprivoisait et photographiait, manifestement avec leur accord le plus souvent. Comme le dit si bien le photographe Joel Meyerowitz : « Elle était capable de rentrer dans l’espace d’un inconnu (en le photographiant de près) et de l’amener à jouer son jeu tout en restant lui-même ». Le Rolleiflex qu’elle utilisait, avec sa visée particulière impliquant une prise de vue depuis la taille du photographe vers le haut du sujet conférait à celui-ci une certaine dignité. Mais il permettait à Vivian Maier de faire aussi des photos à la sauvette (souvent magnifiques, même si certains sujets semblent contrariés à l’occasion). Dans un cas comme dans l’autre, elle s’éclipsait, elle disparaissait aussitôt de leur vie. Or, malgré cette présence fugace, on ne perçoit pas dans ses photos une volonté d’exploiter leur particularité, voire leur situation vulnérable, ni de voler leur âme pour en tirer profit. Au contraire, le regard par lequel elle les saisit dans leur déchéance physique, matérielle ou psychologique, ou dans leur statut atypique n’est jamais dévalorisant, ni cruel, ni moralisateur. Il est même empreint d’une certaine tendresse. Vivian Maier montre, sans porter de jugement, mais l’acuité de son regard est celle d’un faucon d’une espèce rare. Il faut savoir que, lors de ses ballades de santé, l’énigmatique Vivian Maier (1926-2009) amenait avec elle dans les pires quartiers les enfants des petits bourgeois américains dont elle avait la garde. Par leur seule présence, ces mioches l’aidaient sûrement à l’occasion à établir le contact avec ces marginaux des low bowery et autres quartiers malfamés dont elle a magnifiquement immortalisé l’image, en restituant par le fait même, sans complaisance, dès le début des années 1950, une autre image de l’Amérique, une autre image du mythe de l’American Dream.

John Maloof pose donc clairement la question relative à l’éthique de sa propre démarche, concernant le fait de rendre publique cette œuvre. N’est-il pas en train lui-même de violer un secret? Le film fournit finalement une réponse qui semble rallier tout le monde : Vivian Maier aurait apprécié que son œuvre soit connue de son vivant, à condition de rester elle-même dans l’ombre. Comme le résume si bien Edward “Joe” Matthews, qui dévoile aussi le côté sombre de la personnalité de la photographe : « C’est bien que cela survienne maintenant, après sa mort. De son vivant, ça l’aurait dérangée ». Mais, dépité, le cinéaste confesse que le milieu de l’art ne veut toujours pas reconnaître le travail exceptionnel de Vivian Maier, après les refus du MoMA et du Tate Modern de l’aider à faire connaître son œuvre, sous prétexte que les musées ne s’intéressent qu’au matériel réalisé et développé par l’artiste de son vivant afin de ne pas s’aventurer dans « l’interprétation » de son travail. Que dire alors de l’œuvre d’Eugene Atget acquise après son décès par le MoMA, ou de celle de Cartier Bresson qui faisait développer ses clichés par d’autres que lui? En s’accaparant cette œuvre dans laquelle il se reconnaît et qui circule dans les galeries de plusieurs grandes villes, le peuple, le commun des mortels semble en avoir décidé autrement.

Quelques mois après la tenue des RIDM où ce film a étonné, le Festival international du film sur l’art a couronné le film de Jill Nicholls qui porte rigoureusement sur le même sujet : Vivian Maier : Who Took Nanny’s Pictures?. Prix mérité sans doute pour la qualité de ses images, bien que les photos de Vivian Maier qui y sont sélectionnées ne semblent pas plus nombreuses ni plus variées que dans le film de Maloof & Siskel. Aussi, malgré son titre, ce film de Nicholls, conçu pour une consommation télévisuelle (voir The Vivian Maier Mistery), ne nous apprend rien de plus sur le plan biographique, si ce n’est qu’il met au propre certains points de détail concernant les origines de la photographe et qu’il confirme le fait qu’elle passait ses temps libres à arpenter les rues de Chicago et de New York avec son Rolleiflex au cou afin de photographier, sans les juger, des êtres atypiques ou marginaux comme elle… Bref, sans que ce soit l’effet recherché, ce film de Jill Nicholls vaut surtout pour ce qu’il dévoile, au moyen de quelques chiffres et de quelques plans révélateurs, de la mécanique implacable des lois du marché, de la réalité incontournable de la marchandisation de l’art. À cet égard, on remarquera le peu de reconnaissance accordée au travail de défricheur de John Maloof dont le nom n’est mentionné que du bout des lèvres dans ce film, au détour d’un plan, sans plus. Sans en avoir tout à fait les compétences, John Maloof a pourtant, le premier, effectué un véritable travail d’archiviste-enquêteur-historien sur ce cas exceptionnel dans l’hitoire de la photographie, et il a mené un combat acharné pour faire reconnaître la qualité exceptionnelle de ce trésor. Faut-il s’étonner du traitement cavalier qui lui est réservé? Ce silence vise-t-il à refouler quelque secret inavouable (on se doute bien que Maloof n’a pas attendu d’avoir une caméra entre les mains pour amorcer sa recherche) ou n’est-il que la manifestation du snobisme propre au réseau muséal qui se contentera de récupérer un phénomène servi sur un plateau d’argent, avec déjà quelques publications à la clef?

Incidemment, un excellent court métrage de Juliette Garcias, Photo : Après la photo, accompagnait la projection de ce film. Tout aussi cruel, il pose la question de la survie de la photographie au XXIe siècle face à l’inéluctable disparition du support argentique au profit du tout numérique. Une histoire à suivre…

 


8 mai 2014