First Reformed
Paul Schrader
par Charlotte Selb
En 1976, quelques jours avant que Taxi Driver ne remporte la Palme d’Or au festival de Cannes, son jeune scénariste Paul Schrader rencontre à Paris pour une entrevue son cinéaste culte Robert Bresson, alors en attente de reprendre le tournage de Le diable probablement. Schrader a publié quatre ans plus tôt Transcendental Style in Film, un livre consacré à Ozu, Dreyer et Bresson, qu’il considère être « le plus important artiste spirituel vivant ». La conversation entre les deux auteurs, parue dans le magazine Film Comment [1], aborde longuement les thèmes de la spiritualité et du suicide. Évoquant le vide spirituel de plusieurs de ses personnages, Bresson s’exprime ainsi : « Ce désir de mort représente plusieurs choses : c’est un dégoût de la vie, des gens autour de soi, de l’obsession de l’argent. Quand on voit disparaitre tout ce qui nous donne envie de vivre »[2].
Quatre décennies plus tard, le même désespoir habite Toller (Ethan Hawke), révérend d’une petite église plus touristique que réellement fréquentée de la Nouvelle-Angleterre, et ancien militaire dont le fils est décédé en Irak partiellement par sa faute. Schrader est un cinéaste au regard aiguisé, extrêmement cinéphile et surtout parfaitement conscient des enjeux de l’heure. Il sait donner aux angoisses existentielles les plus intemporelles une urgence et une signification politique bien contemporaines. Là où le chauffeur de taxi Travis Bickle se laissait envahir par la violence qu’il avait vécue au Vietnam, la source des anxiétés et du désir d’autodestruction de Toller se situe dans la plus grande menace à laquelle l’humanité est confrontée actuellement : le réchauffement climatique. Suite à la demande de Mary (Amanda Seyfried), jeune paroissienne enceinte – la référence biblique est pour le moins évidente –, Toller rencontre son époux Michael, militant écologique dangereusement radicalisé, qu’il conseille sincèrement, mais en vain. Il ne peut l’empêcher de mettre fin à ses jours dès le lendemain. Hanté par les discours du jeune homme, Toller embrasse alors le dégoût, la détresse et la cause du défunt, d’autant qu’il prend conscience que son église est financée par l’une des compagnies les plus polluantes des États-Unis. Rongé moralement par la pourriture spirituelle qui l’entoure, et physiquement par un cancer de l’estomac qu’il refuse de soigner autrement qu’à grands verres de whisky occasionnellement mêlé de Pepto-Bismol (il s’agit bien là de l’une des images les plus drôles et abjectes de l’année), l’inoffensif prêtre rêve d’écoterrorisme…
Tant dans son scénario que nombre de ses plans, First Reformed est ouvertement calqué sur Le journal d’un curé de campagnede Bresson et Les communiants de Bergman. Le prêtre y tient un journal intime dont les mots résonnent en voix off. L’église de Toller est elle aussi désertée, les fidèles lui préférant la super Église aux accents néolibéraux Abundant Life de la ville voisine. Ironiquement, les enjeux environnementaux, source on ne peut plus sérieuse d’inquiétude au 21esiècle, étaient déjà présents au cœur de l’intrigue de… Le diable probablement. Mais Schrader ne fait pas dans la compilation facile de références à ses icônes ; il développe au contraire un ton unique caractéristique de son cinéma, un ton qui navigue entre le sacré, l’horreur et l’ironie. Les plans taillés au cordeau et à la symétrie parfaite, le cadre austère en 1:37, le rythme lent et la rareté des dialogues, le tout renforcé par le jeu en retenue d’un admirable Ethan Hawke, n’empêchent pas les envolées lyriques et surréalistes qu’on taira de peur de gâcher la surprise au spectateur. La musique dark ambientsigné par l’artiste électronique Lustmord et la tension palpable qui traverse le film – installée dès le premier plan par un inquiétant travelling avant sur l’église plongée dans la pénombre –rappellent que Schrader n’est jamais loin du cinéma de genre. Il intègre d’ailleurs intelligemment les images de recherche sur Google et de vidéos YouTube regardées frénétiquement la nuit par Toller – car qu’est-ce qui peut créer plus d’effroi dans le monde occidental que l’accessibilité immédiate auxatrocités de la planète ? Avec First Reformed, Paul Schrader rend certainement hommage aux influences les plus importantes de sa carrière ; mais loin de regarder en arrière, il s’ancre dans le présent et signe l’une de ses œuvres les plus abouties.
[1]Film Comment, Septembre-Octobre 1977, p. 26-30. L’entrevue est également disponible en ligne.
[2]Traduit de l’anglais : « This way of wanting to die is many things: it is a disgust with life, with people around you, with living only for money. To see everything which is good to live for disappear. »
7 juin 2018