Fish Tank
Andrea Arnold
par Helen Faradji
Il y a des films, uniques et précieux, qui trouvent leur chemin jusqu’à nous sans passer par les canaux habituels. Des films bruts, et pourtant si aériens, qui nous arrivent d’un bloc, frontalement, mais sans nous ensevelir, sans nous empêcher de respirer. Des films, en fait, qui nous font vibrer, qui nous font battre le cur un peu plus vite, un peu plus fort. Des films comme Fish Tank, où Mia, 15 ans, passionnée de danse hip-hop, et aux prises avec le nouveau petit ami de sa mère, se laissera submerger par la colère et le désir pour oublier un peu l’endroit vers où ses pas la mènent.
Le deuxième long de la Britannique Andrea Arnold, prix du jury à Cannes en 2009, est essentiellement affaire de pulsions de vie, de mort, de sexe. Ceci expliquant peut-être cela. Mais il apparaît aussi, et peut-être surtout, comme un film-lien. Un trait d’union qui viendrait rendre complète une idée, un fantasme de cinéma. Quelque part entre la sensualité débordante d’un Almodovar et l’âpreté du regard social d’un Ken Loach, il y a désormais le cinéma d’Andrea Arnold. Un cinéma d’une précision époustouflante, dressant des portraits de femmes (Jackie, hantée par son passé dans Red Road, Mia, hantée par son avenir dans Fish Tank, bientôt Cathy, hantée par ses sentiments, dans l’adaptation que la cinéaste va faire des Hauts de Hurlevent) portés par une urgence, une fébrilité à couper le souffle. Comme si c’était là une question de vie ou de mort que de faire exister ces héroïnes déroutantes, mal aimables et complexes sur grand écran. Comme s’il fallait mettre tous les moyens expressifs du cinéma au service de ces instants de vie fugaces et fulgurants de peur qu’ils n’échappent à tout jamais.
Le cinéma d’Andrea Arnold en est en effet un de l’acuité. Une façon sensible, sensorielle, singulière d’être perméable au monde qu’elle observe, sans en rater un élément (physique, émotif, psychologique), sans pour autant sursignifier quoi que ce soit. Un plan à l’épaule tournant autour de Mia (Katie Jarvis, impressionnante de naturel et d’émotions à fleur de peau), comme un boxeur devant son adversaire, suffit à dire son trouble. Des inclusions d’animaux (des moustiques aux tigres), quelques plans de nature paumée dans une banlieue de Londres, parviennent sans peine à rappeler que ce conte initiatique, cette émancipation qu’il évoque, n’ont rien d’artificiel. La profondeur dans le détail, la puissance dans l’allusion, l’intensité dans le banal.
Ce beau film, puisque c’est bien de beauté qu’il s’agit, est édité aujourd’hui par Criterion, renvoyant dans les cordes la maigre édition signée Mongrel, parue il y a quelques mois. Instituant sans nul doute possible et avec raison Andrea Arnold comme auteur (aujourd’hui, une des réelles fonctions de Criterion, qu’il partage avec les festivals), l’éditeur fait encore une fois un travail remarquable, soignant le transfert (pour un cinéma de l’acuité, c’est une bénédiction) et accompagnant le film de mille et une merveilles (interviews, extraits d’auditions, livret signé Ian Christie ). Parmi celles-ci, les trois courts-métrages d’Arnold, Milk sur le deuil dans lequel s’abîme une mère (1998), Dog sur les amours tumultueuses d’une jeune fille de 15 ans (2001) et l’oscarisé Wasp sur les mensonges d’une mère incapable de joindre les deux bouts (2003). L’amour, les illusions, la jeunesse, la tendresse, la cruauté, la misère, le sexe, tout est déjà là. Mais c’est surtout le regard d’Arnold, si attentif, si honnête, qui frappe. Dans ces trois courts, une cinéaste naissait. Et c’est maintenant grâce à Criterion que l’on peut constater à quel point il était indispensable qu’elle arrive jusqu’à nous.
23 février 2011