FOUDRE
Carmen Jaquier
par Jérôme Michaud
« Je dérange, mon désir se voit. »
Innocente
Foudre s’ouvre sur des images d’archives évoquant les récits montagnards si propres à la Suisse paysanne. Du célèbre roman La grande peur dans la montagne de Charles-Ferdinand Ramuz (1926) au déchirant film A Piece of Sky de Michael Koch (2022), nombre d’écrivains et de cinéastes ont été inspirés par les Alpes et autres sommets. Ces œuvres ont souvent montré que dans les alpages isolés où l’éblouissement des paysages accidentés frappe l’imaginaire se vivent des drames humains.
Foudre s’inscrit donc ouvertement dans cette tradition. Au début du 20e siècle, Élisabeth, 17 ans, à la suite du décès impromptu d’Innocente, sa sœur aînée, se voit forcée de quitter le couvent ultra religieux dans lequel elle logeait loin des siens depuis cinq ans. Entièrement investie de la foi, elle rejoint sa famille dans les hauts pâturages afin d’apporter son aide durant l’été. Elle quitte donc ce qu’elle ne sait encore être une prison morale pour replonger dans un autre système de valeurs tout aussi contraignant et étouffant, celui de sa famille. Ainsi, sa mère ne cesse de vouloir limiter ses actions et souhaite la restreindre à se concentrer uniquement sur son travail.
La force du geste de Carmen Jaquier est de transformer ce récit traditionnel en une quête initiatique aux accents franchement contemporains qui rappelle que les luttes pour la libération des femmes, de la sexualité, pour l’affirmation de la marginalité et la remise en question des relations monogames ne datent pas d’hier. L’habileté du grand écart que le film propose, entre une tradition religieuse austère du début du 20e siècle et l’actualité des enjeux dont il traite, particulièrement sur la question de la non-monogamie, démontre un talent d’écriture qui est magnifiquement soutenu par une approche singulière et libérée dans la composition des images.
L’univers d’Élisabeth est lentement chamboulé alors qu’elle enquête sur les dernières années de la vie d’Innocente, dont elle ignorait tout. En trouvant le journal intime de sa sœur, Élisabeth apprend la vérité sur le passé de celle-ci, celle que ses proches ont accusée d’être une enfant du diable qui aurait eu des rapports sexuels avec tout le monde. Inspirée par la lecture des récits de sa sœur, Élisabeth décide également de découvrir son corps. Sa démarche est magnifiée par une ambiance d’onirisme magique empreint de mystère que choisit de mettre en place Jacquier : longue focale et colorisation rougeâtre d’une scène, accentuation marquée des blancs dans une autre, tout cela en prenant soin de cadrer l’ensemble des corps de près, de scruter doucement leurs gestes, leurs désirs, leurs plaisirs.
La force du film réside beaucoup plus dans sa capacité à transmettre l’expérience des corps que dans les dialogues. Ainsi, il y aura peu de discussions entre Élisabeth et les hommes auxquels elle se lie. En revanche, on ne peut oublier une magnifique scène aux accents d’initiation mystique dans laquelle iels se frottent volontairement le corps avec des orties, émettant des clameurs, entre douleur et jouissance. On voit les brûlures d’ortie sur leurs corps, on scrute cette peau bouffie, différente. Les personnages démontrent une volonté de reprendre le contrôle de leur chair, d’en faire l’expérience jusque dans ses zones limites. Élisabeth s’oppose ainsi à la pureté corporelle qu’on tente de lui imposer, affirmant avec passion que son corps lui appartient bel et bien.
Au fil du processus d’émancipation d’Élisabeth, toutes les frontières s’effritent, comme s’il n’y en avait jamais eu. Elle fréquente trois garçons simultanément, et tou·te·s ensemble forment un quadrouple (relation amoureuse à quatre). Or, cette relation n’est pas présentée ni vécue comme une réalité hasardeuse, mais dans la simplicité des corps. Iels s’embrassent dans un champ, se retrouvent complètement nu·e·s au sol, l’un·e appuyé sur l’autre, leurs poils pubiens hirsutes bien en vue. Tout est fluide, naturel, sans besoin de paroles et d’explications. L’indolence et l’innocence de l’adolescence permet d’ouvrir toutes les possibilités, puisque rien n’est immobile, qu’il y a encore place pour qu’une idée remplace aisément une autre. Foudre célèbre la jeunesse, sa puissance à réinventer le monde, et suggère du même coup que la socialisation des adultes et les valeurs qui l’accompagnent limitent leurs horizons. Si on ne retrouvera jamais notre jeunesse, Jaquier nous permet néanmoins de rêver à un autre monde et de solliciter un désir de déconstruction puissant visant à anéantir les structures d’oppression. La cinéaste montre à quel point la légèreté de la jeunesse nous manque, qu’il faut regagner en souplesse plutôt que de continuer à se figer.
Tout au long du film, Élisabeth tente de concilier sa foi demeurée intacte avec la découverte de sa sexualité et de ses désirs. Selon elle, l’acte sexuel permettrait d’être en contact avec Dieu. Il s’agirait même d’un lien privilégié pour le rejoindre. S’il peut sembler surprenant, l’attachement religieux d’Élisabeth suggère néanmoins avec lucidité l’impossibilité d’un reniement radical des croyances à court terme. Personne ne peut réinventer son monde intérieur en un été. D’ailleurs, malgré les transformations que Jaquier impose au récit montagnard si cher à sa patrie, pense-t-elle pour autant que son film renversera du jour au lendemain les traditions qu’il conteste ? Probablement pas, mais cela n’empêche pas Foudre d’être une autre pierre magnifique permettant, à terme, de se diriger vers un monde moins patriarcal et plus libre.
31 mai 2024