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Critiques

Foxcatcher

Bennett Miller

par Bruno Dequen

Dans un gymnase miteux, un colosse fatigué s’entraîne avec un mannequin. La fulgurance acrobatique de ses mouvements n’a d’égale que la lassitude mécanique de sa préparation. Champion olympique de lutte, Mark Schultz est présenté dès les premières scènes de Foxcatcher comme un géant mélancolique et solitaire. Malgré l’absence manifeste de soutien et de reconnaissance de son pays, il poursuit sans broncher ses entraînements, et prend bien soin de sa médaille d’or, qu’il porte avec une fierté timide lorsqu’il doit faire un discours patriotique peu convaincant devant une école secondaire.

Magnifiquement interprété par Channing Tatum, Mark s’inscrit dans la longue lignée des brutes sensibles et usées du cinéma américain. D’ailleurs, à l’image du Terry Malloy d’On the Waterfront, Mark s’est également résigné à vivre dans l’ombre d’un grand frère imposant. Toutefois, contrairement au film de Kazan, ce frère n’a rien de diabolique. Père exemplaire, mari fidèle, entraîneur hors-pair et athlète brillant, Dave Schultz (Mark Ruffalo) possède une confiance tranquille qui intimide involontairement un frère à qui il ne veut manifestement que du bien. La relation aussi intime que tendue entre ces deux champions est superbement illustrée lors d’une séance d’entraînement où leurs corps n’ont de cesse de se rapprocher l’un de l’autre pour mieux se frapper. Cette relation complexe et fusionnelle sera mise à l’épreuve par l’arrivée impromptue d’un mécène aussi étrange que possessif.

Comme dans ses précédents films (Capote et Moneyball), Bennett Miller s’inspire de faits vécus dans Foxcatcher. Dans ce cas-ci, la relation particulièrement trouble que les frères Schultz finiront par entretenir avec John du Pont (Steve Carell), un héritier milliardaire qui décidera de prendre les frères (et toute l’équipe de lutte américaine) sous son aile. Condamné pour le meurtre de Dave Schultz en 1996, le véritable du Pont fut déclaré schizophrène paranoïaque et mourut en prison en 2010. Miller aurait pu tirer de ce fait-divers aussi glauque que spectaculaire un suspense psychologique. Or, rien ne pourrait être plus éloigné de Foxcatcher. À l’image du second Godfather, auquel ce film automnal fait immanquablement penser, le film de Miller dresse le portrait d’une Amérique usée par le poids des années et la corruption inévitable de ses valeurs. Présenté comme un fervent patriote, du Pont est l’héritier d’une gigantesque fortune bâtie sur les armes et la pétrochimie. Comme dans un roman anglais, sa demeure n’abrite plus que sa vieille mère et lui, et cette dernière n’a de cesse de se désoler silencieusement d’avoir produit une telle progéniture. Du Pont demeure d’ailleurs une énigme tout au long du film. Interprété par Carell comme un enfant gâté mal dans son corps qui passe  constamment du délire égocentrique à l’angoisse solitaire, du Pont ne semble obsédé que par l’idée d’être à la hauteur d’un passé mythifié. Une ambition vouée à l’échec dès le départ.

De ce point de vue, Foxcatcher est la chronique d’un échec annoncé. Mark n’est pas assez sûr de lui pour supporter la pression que du Pont lui met. Piètre orateur, mauvais entraîneur et homme chétif, ce dernier n’a pas les moyens de réaliser lui-même ses ambitions. Seul Dave semble avoir la tête sur les épaules. Calme, confiant, cherchant ouvertement à concilier le travail et sa famille, il est le seul symbole de véritable réussite dans ce film. Mais ça ne durera qu’un temps. Afin de procurer une certaine stabilité à sa famille, il acceptera de devenir rien de moins que l’un des multiples serviteurs de du Pont. La scène dans laquelle il doit faire l’apologie de son « maître » pour une vidéo promotionnelle est parfaitement révélatrice de sa résignation. Tout comme Mark et du Pont, Dave a échoué, et son destin, aussi dramatique soit-il, n’est presque plus qu’une formalité. Le fait que ces trois personnages soient passionnés de lutte n’est d’ailleurs pas anecdotique dans ce contexte. L’un des plus vieux sports olympiques, la lutte se présente ici comme un autre fantôme du passé que les plus grands exploits ne réussiront pas à remettre à l’avant-plan. À travers ces trois destins, c’est manifestement le déclin annoncé de son pays qu’observe Miller. Sans éclat, sans chute spectaculaire, mais avec la tristesse de celui qui sait qu’un pays entier fondé sur un passé trop lourd à porter ne pourra plus tenir si longtemps.

 

La bande-annonce de Foxcatcher


18 Décembre 2014