Je m'abonne
Critiques

France

Bruno Dumont

par André Roy

Bruno Dumont nous surprendra toujours, autant par son statut de cinéaste qui, entre films d’avant-garde et films dramatiques, se joue des règles narratives, que par son choix de propositions esthétiques très diverses et même opposées (entre La vie de Jésus, 1997, et Le P`tit Quinquin, 2014, par exemple). Chacun de ses opus est une nouvelle donnée dans sa démarche disruptive : aux films épurés (L’humanité, 1999) font suite des comédies (Ma loute, 2016), ainsi que des portraits mystiques (Camille Claudel 1915, 2013) ou des films « chantés » (Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, 2017, et Jeanne, 2019). Dans cette valse des styles et la déconstruction des dispositifs discursifs, nous reconnaissons sa « patte ». À chaque film, le cinéaste demande la reddition du spectateur tout en le guidant dans le vertige de sa mise en scène. Nous sortons de la salle de cinéma ébloui, déstabilisé. Les films de Dumont sont faits pour les passionnés. Et sa nouvelle œuvre, France (2021), demande d’être des gens de passion pour l’aimer.

Si ce film est un portrait féroce, dans sa vie privée comme dans sa vie publique, d’une journaliste vedette, il est aussi une critique du système des médias. Mais avec Bruno Dumont, on peut s’attendre à ce que son sujet — la dénonciation de la machine médiatique — soit détourné petit à petit, jusqu’à l’implosion. La société du spectacle — pour reprendre le titre du livre de Guy Debord — est ici incarnée par une journaliste star de la télévision qui se sert des malheurs du monde et les met en scène pour enrichir son statut (voir comment elle est fière d’avoir posé la première question au président de la République). Mais c’est surtout pour elle-même qu’elle est si frénétique ; elle sentira petit à petit la réalité lui glisser sous les pieds.

France de Meurs court — littéralement — devant la guerre, suivi par son caméraman et son preneur de son, qui ne sont que des pions dans la mise en scène précieuse de ses reportages ; ainsi, elle indique insensiblement les déplacements que doivent faire des témoins de la guerre, monte dans une embarcation bourrée d’émigrants, l’œil toujours tourné vers la caméra. La guerre devient ainsi un théâtre aussi superficiel que glacial, dirigé par une Léa Seydoux stupéfiante dans ce rôle exigeant. France de Meurs est un personnage cynique : dans le malheur qu’elle enregistre rudement, elle cherche l’heur, le profit d’une occasion. Et le spectateur sent bien que tout ne peut pas continuer comme ça pour cette femme toujours essoufflée, poussée par son assistante Lou (Blanche Gardin, étonnante), une France de Meurs qui ne peut assumer correctement son rôle de mère, froide dans sa relation avec son mari Fred (Benjamin Biolay), ne voulant pas s’engager dans une relation amoureuse avec un journaliste étranger, Charles Castro (Emanuele Arioli), suite à la trahison de celui-ci.

Dès lors, un bête accident de voiture la « sauvera » ; on n’est donc pas loin d’un Douglas Sirk, sauf qu’ici le mélodrame est plein d’aspérités, brutal dans la description du milieu journalistique, acide dans sa vision du monde et de la guerre, brusque dans l’alternance et la longueur des scènes — brusquerie à laquelle s’oppose la très belle musique mélancolique de Christophe. Nous voyons une femme ébranlée qui, en maison de repos, se transforme radicalement ; on n’est pas loin — ici non plus — d’un Roberto Rossellini et de sa figure de l’humilité en Katherine du Voyage en Italie : un simple baiser qui réunira un couple. Mais on n’est plus dans l’après-guerre ; on est dans les années 2000 et il faudra plus que l’amour pour que France se métamorphose. Le mortifiant réel, le réel le plus bête, fera encore irruption dans sa vie. Après avoir pris conscience des turpitudes des médias avec une Lou plus grossière (et menteuse) que jamais. Après un grave accident où son mari et son enfant meurent. Après l’entrevue avec une dame « qui a vécu avec un monstre », un mari violeur avec qui elle cohabitait depuis vingt ans, la vie remet les choses à leur place, confie France à Charles. Le féroce réel ne cesse de faire irruption dans la vie des gens. Il amène France à ne plus croire au progrès, à l’idéal, « tout ça, c’est mort », dit-elle, il n’y a plus que le présent qui, lui, ne perd pas son implacable dureté, comme le constate le couple quand il voit un jeune garçon s’acharner sur un vélo, dans une colère vide. Un magnifique et long plan, d’une tristesse désespérante, clôt alors ce film labyrinthique complexe, subtil, qui provoque en nous une vive émotion. Bruno Dumont montre qu’il est encore et toujours un grand cinéaste.


13 novembre 2021