Free Fire
Ben Wheatley
par Alexandre Fontaine Rousseau
Le film s’intitule Free Fire. Mais il pourrait aussi s’appeler Free Jazz, tant la fusillade y est comme une mélodie que l’on déconstruit, la libérant ainsi de tout ce qui la rattache à une structure pour ramener chaque note dont elle est constituée à l’état d’énergie pure. Le plus récent long métrage du cinéaste britannique Ben Wheatley est une œuvre rythmique, chaque coup de fusil jouant un rôle percussif précis dans une déflagration furieusement orchestrée ; on s’imagine parfois une balle perdue ricochant sur une cymbale, comme pour clore ce traditionnel roulement de tambour qui sert à marquer la chute d’un gag.
Car Free Fire est un film drôle, une sorte de comédie absurde où l’humanité s’agite inutilement avant de crever en chœur : les répliques incisives fusent avec précision tandis que les coups de feu ratent leur cible, frappant parfois la mauvaise personne qui (désormais privée d’une jambe ou d’un bras) répond ensuite par la bouche de son propre canon (ou par un juron, c’est selon). Tant et si bien que, bientôt, se sont des estropiés de plus en plus mal en point qui s’affrontent sur ce champ de bataille chaotique se donnant des allures d’épisode des Looney Tunes.
Il y a, bien entendu, un « synopsis » – du genre à tenir sur deux ou trois lignes et à graviter autour d’une histoire de transaction illicite qui vire mal, vous voyez le genre. Mais ce n’est qu’un prétexte, certes habile mais au final accessoire, qui sert surtout à réunir des corps dans un même espace puis à les opposer par revolvers interposés. Car le carnage a tôt fait de triompher sur la raison, première victime de ce véritable massacre à la voracité désarçonnante. Free Fire, en ce sens, est une version épurée à l’extrême de High-Rise – où l’horizontalité d’une certaine égalité sanguinaire s’est substituée à la verticalité de la hiérarchie sociale.
Ce qui intéresse Wheatley, depuis Down Terrace et Kill List, c’est le processus qui mène à l’effondrement des normes qui régissent la société. À cet égard, la mise en situation de Free Fire s’avère exemplaire : elle installe parfaitement les tensions qui vont dégénérer lors du deuxième acte, lorsque l’ordre est remplacé par l’anomie. Le film repose entièrement sur l’opposition entre ces deux états, ainsi que sur la fulgurance de ce basculement qui mène de l’un à l’autre. Il y a d’un côté la logique et de l’autre la confusion ; la seconde engloutit tout sur son passage, jusqu’aux repères dans l’espace qui se défont jusqu’à la dissolution dans ce tir croisé.
C’est d’ailleurs là où le bât blesse : la mise en scène s’égare, à force d’assumer jusqu’au bout ce désordre qui l’anime, comme si Wheatley se refusait tout recul qui aurait eu pour effet de rétablir temporairement une certaine cohérence. Or, on se dit que l’impact aurait été plus grand si ce formidable effet de déraillement était encadré par des balises plus claires – si l’impression générale en était une de perte plutôt que d’absence de repères. Film obsédé par le choc de l’impact, le frottement des corps sur le sol et la poussière que soulève chaque coup tiré, Free Fire s’enferme paradoxalement dans une sorte d’abstraction spatiale qui aurait gagné à être remise en question à quelques reprises.
Voilà qui ne ruine par ailleurs en rien le charme abrasif de ce film d’action aussi expéditif qu’ingénieux, petit exercice de style enthousiaste doublé d’une réflexion bien tournée sur l’absurdité intrinsèque du conflit et de la violence. Avec Free Fire, Wheatley opère résolument en mode mineur ; mais, après l’ambitieux High-Rise, force est d’admettre que ce changement de registre n’est pas pour nous déplaire. Car il plane sur l’ensemble l’odeur âcre et rassurante de la bonne vieille série B peu recommandable mais ô combien plaisante – un parfum séduisant mais trop souvent gâché, de nos jours, par celui d’une nostalgie bon marché que l’auteur anglais évite élégament. Free Fire confirme la place de choix qu’occupe Wheatley dans le panthéon des cinéastes de genre contemporains, en attendant son prochain « grand » film.
20 avril 2017