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Critiques

FRÈRE ET SŒUR

Arnaud Desplechin

par Diane Rossi

Après plusieurs adaptations, le cinéaste français renoue avec ses fictions et ressort de leur malle des personnages de la famille Vuillard, petite bourgeoisie du Nord de la France déjà scrutée dans sa filmographie. Un conte de Noël (2008), une autre variation façon Rougon-Macquart des Vuillard, nous laissait sur quelques interrogations, était dans les digressions et l’évitement, la légèreté aussi pour cette comédie dramatique. Le film se clôturait avec la sœur, un peu mélancolique sur un balcon. On retrouve désormais la famille Vuillard pour libérer la sœur de cette passion triste qu’est la haine. Les deux films se tutoient.

Frère et sœur a été bâti comme un cauchemar. Le film débute sur les funérailles d’un enfant de six ans, un terminus. Nous entrons dans la généalogie de la famille Vuillard par la fureur, et une mort contre nature dont on ne saura rien. En seconde ouverture, un brutal accident de voiture qui laisse Abel et Marie-Louise, les grands-parents, dans un état critique. Encore une fin. Alice (Marion Cotillard) et Louis Vuillard (Melvil Poupaud), leurs enfants, se détestent d’une haine qui les sclérose. Une colère biblique rappelant la discorde fraternelle originelle, comme s’il ne pouvait en être autrement : l’âge adulte fane l’enfance. Elle, enfermée dans ses pensées, au théâtre en tragédienne dans une pièce de Joyce et à l’hôpital au chevet de ses parents ; lui, ancien professeur désormais écrivain reclus qui déverse son fiel dans ses livres, n’ayant pas le droit de présence, vivant comme un paria et devant entrer par les portes dérobées : tous deux sont cloîtrés. L’amitié d’Alice avec une jeune admiratrice roumaine contrebalance sa haine, elle est capable d’une immense douceur, de rapports apaisés. Pour Louis, c’est l’amour pour sa compagne Faunia (Golshifteh Farahani), son rempart, qui fait contraste avec sa haine amère. Émancipé du devoir d’amour filial et fraternel, il a recréé sa propre cellule (familiale).

La rivalité, la haine ou le dépit sont les visages malheureux de l’amour. Dès les parents enterrés, Alice et Louis redeviennent ces enfants qui s’adoraient. L’enfance est retrouvée, finalement les voilà qui jouent au docteur et dorment ensemble, simplement. La mort successive des parents, eux qui n’ont rien su protéger, empêcher ni réparer, permet la délivrance des personnages. Durant tout le film, chacun est dans l’atermoiement des larmes. Alice n’étant jamais parvenue à pleurer y arrive enfin, un œil après l’autre. Louis, qui croit ne pas aimer sa mère Marie-Louise, flotte pourtant dans les airs dans un délire opioïde pour se réveiller dans les bras maternels – puis finalement la pleure. Et avec Faunia qu’il va aimer et dont il aura un enfant, il descend dans une grotte tout au fond de la terre pour se déclarer. Lui et Faunia peuvent enfin pleurer, quand le père a choisi de mourir, ils pleurent à travers lui la mort de leur enfant de six ans et les larmes enfin réparent. Pour Arnaud Desplechin, le cinéma permet d’offrir une vie rêvée, plus vraisemblable que réaliste, comme voler vers ceux qu’on déteste ou s’enterrer au fond de la terre pour déclarer sa flamme. Frère et sœur est irrévocablement un film d’amour, sur lequel plane la transgression (tentée ou effective). Une scène à la synagogue le jour de Yom Kippour rappelle à Louis la prohibition de l’inceste mais aussi la nécessité du pardon, ce mot simple qu’on ne dit jamais assez. Desplechin filme la vie aussi simple que cela, un papier griffonné glissé par la sœur à son frère, un rendez-vous pour dire « t’étais un beau salaud… pardon », et tout est réparé.

Peut-être le cinéaste tourne-t-il toujours autour des mêmes névroses. La haine et/de la famille, une haine déclarée du bout des lèvres sur le ton de la causerie, avec le sourire, et aussitôt performative, un couperet. La toxicité familiale, la couleur de l’inceste évoquée, soupçonnée, mais jamais avérée, les haines ancestrales dont on a perdu les raisons originelles et qui se sont figées. Alice l’écrira à Louis, nos parents sont morts, notre sang se fige. En explorant ces rancœurs calcifiées en haine complexe, Desplechin n’en finit plus de penser la famille et le comment-vivre-ensemble? En ce qui le concerne, une famille ne se fabrique pas, aucun truchement n’est possible, elle se subit. Il n’a de cesse de nous rappeler que les membres d’une même famille sont soumis à un processus contradictoire d’attraction-répulsion dysharmonique. Scruter une famille revient à s’interroger sur son rapport à autrui, à penser l’altérité. Une famille dysfonctionne obligatoirement, car souvent toxique et à l’intimité viciée, il n’y a pas de famille parfaitement heureuse.

Dans une filmographie où chaque mot compte, où tout est écrit à la virgule près, Frère et sœur ne fait pas exception. Le réalisateur a toujours su s’entourer d’acteurs prodigieux et récurrents, avec des rôles parfois sur mesure, bigger than life. On peut ou non adhérer à son univers ampoulé, très écrit et très parlé, être tenu à distance par son maniérisme, on ne peut se désaccorder sur sa miraculeuse direction d’acteurs. Tout en douceur et phrasé délié, il sait extorquer le grave et le lumineux de ces grands noms du cinéma français. Sans jamais expliquer, Desplechin pourtant raconte. Sans répondre, il répond.


24 novembre 2022