FUMER FAIT TOUSSER
Quentin Dupieux
par Sylvain Lavallée
Une équipe de superhéros, la Tabac Force, s’attaque à une tortue de caoutchouc monstrueuse : « Benzène! », « Méthanol! » « Nicotine! », s’exclament à tour de rôle ces ersatz de Power Rangers pour unir leurs forces et donner à leur ennemi un cancer du poumon, rien de moins, ce qui le fait exploser, bien sûr, en d’immenses jets de sang qui n’en finissent plus d’éclabousser les personnages.
Ainsi s’ouvre Fumer fait tousser, dernière absurdité de Quentin Dupieux, son deuxième film de 2022 après Incroyable mais vrai. Cette première scène donne le ton, mais pas exactement de la manière dont nous pourrions le penser : après avoir fait mine de nous offrir une parodie de superhéros mélangée avec des éléments de gore et d’émissions pour enfants (la Tabac Force reçoit ses ordres d’une grotesque marionnette de rat qui a la voix d’Alain Chabat), le film prend plutôt la forme d’une série de sketchs passant allègrement d’un genre à l’autre. La Tabac Force, envoyée en voyage de retraite au bord d’un lac paisible pour retrouver son esprit d’équipe, ne devient qu’un prétexte alors que les personnages réunis autour d’un feu se racontent des histoires pour faire peur.
Moins cohérent et plus léger qu’Incroyable mais vrai, où l’on retrouvait en filigrane des histoires abracadabrantes de voyage dans le temps et de pénis robotique le thème de l’obsolescence programmée du corps adulte, Dupieux emboîte ici les récits en suivant le fil imprévisible de son imagination, sans trop se soucier de cohérence, qu’elle soit narrative ou thématique. Une femme se coupe du monde en mettant un casque de béton sur sa tête, un jeune homme ne semble guère se soucier de s’être coincé les jambes dans une déchiqueteuse à bois, un tyran extra-terrestre menace de détruire la Terre : rien ne semble vraiment relier l’ensemble, sinon l’humour typique de Dupieux, fondé en grande partie ici sur des comportements idiots qui débouchent sur une violence comique (le casque que l’on refuse de retirer transforme la femme en tueuse ; à force d’acharnement sur la déchiqueteuse, la situation ne fait qu’empirer). En même temps, le cinéaste joue entre l’exagération comique, la répétition, et l’étirement interminable d’une situation qui devient drôle à force de ne jamais trouver de résolution, des stratégies qui brisent les attentes et s’amusent avec l’incomplétude, le film lui-même se concluant dans un gag post-générique poursuivant une blague pour mieux la laisser en suspens.
De cette structure un brin gratuite se dégagent cependant un véritable plaisir du récit, un hommage généreux au cinéma de genre, à l’horreur et à la science-fiction en particulier, ainsi qu’à la débrouillardise, à l’esprit de bricolage qui les animent. S’il y a bien une part d’ironie recouvrant l’enthousiasme naïf des membres de la Tabac Force, comme des enfants avides de se faire raconter une bonne histoire, ou dans le ton optimiste grossi jusqu’à l’absurde, la posture n’est pas pour autant cynique. Un peu comme la mouche géante de Mandibules (2021), éminemment sympathique dans son design jouant sur l’évidence d’un artifice fait avec amour, l’humour se trouve dans cette façon de se tenir à mi-chemin entre l’émerveillement innocent envers les plus simples possibilités du cinéma (faire vivre des créatures impossibles) et l’attitude plus contemporaine d’un public avisé qui en a vu d’autres, sans que Dupieux tombe dans la désillusion qui peut parfois l’accompagner. Dans Fumer fait tousser, ce poisson racontant une histoire alors qu’on le cuit à la poêle témoigne bien de cet esprit à la fois ingénu et blasé : il y a magie, certes, mais elle meurt sur le feu.
Ce ton nécessite un équilibre judicieux, maintenu à l’image par l’introduction d’une violence cartoonesque et du grotesque dans le ton bon enfant (la marionnette de rat qui bave d’un liquide vert gluant) et par des interprètes, pour la plupart des habitué·e·s de l’auteur (Gilles Lellouche, Vincent Lacoste, Anaïs Demoustier, Adèle Exarchopoulos, Benoît Poelvoorde…), jouant de ce décalage entre la candeur et le désabusé. Le cinéma de Dupieux se résume à trouver diverses manières d’explorer cette zone particulière, d’où l’impression d’une œuvre pour initié·e·s, non parce qu’elle est bourrée de références à décoder, mais parce qu’elle ne peut parler qu’à celles et ceux capables de se mettre à son diapason. Il est vrai que la répétition, l’étirement, le fait de jouer volontairement sur des récits amorphes peuvent être vus comme de la paresse, de même que l’ennui guette tout film travaillant sur un seul ton, aussi périlleux soit-il à mettre en scène. Mais il y a aussi quelque chose de rafraîchissant dans l’attitude décomplexée, dénuée de prétention de Dupieux, et dans le fait d’offrir un cinéma délibérément inachevé, carburant au plaisir de tourner quelques gags entre ami·e·s. Sans compter qu’un film comme Fumer fait tousser est particulièrement drôle, et qu’il reproduit avec charme cette atmosphère d’être rassemblé·e·s autour d’un feu pour se faire raconter des histoires entre camarades, moins pour faire peur, dans ce cas-ci, que pour partager des éclats de rire. Et parfois il ne faut rien de plus pour passer un agréable moment dans une salle obscure.
3 avril 2023