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Critiques

Fuocoammare, par-delà Lampedusa

Gianfranco Rosi

par Gérard Grugeau

À son corps défendant, le jeune Samuele se destine à devenir pêcheur par tradition familiale, alors qu’il n’en a que pour sa fronde et la chasse aux oiseaux. À force de viser d’un œil, il doit porter un cache pour reposer l’organe trop sollicité et utiliser désormais son autre œil. Donc, faire appel à l’œil paresseux et élargir sa vision. Cette anecdote apparemment anodine pourrait bien être la métaphore sous-jacente du film de Gianfranco Rosi, une invite à notre responsabilité collective. Par le biais de cet adjuvant narratif, le film inscrit la question du regard au cœur du projet. Et il est évident que, pour tout cinéaste placé devant une tragédie humaine comme celle des migrants en Méditerranée, trouver la bonne distance est essentielle. À cet égard, Fuocoammare, par-delà Lampedusa pourrait parfois sembler équivoque, alors que le film embrasse ample, prenant le temps et la vie comme horizon. Et surtout, pour envisager la suite du monde, le par-delà du titre est là, incontournable, nous enjoignant à une ouverture du regard face à « la mer qui brûle » (voir le titre) et avance vers nous.

Prenant Lampedusa comme sujet d’étude, le cinéaste s’est immergé plus d’un an sur cette ile rocailleuse à l’extrême sud de l’Italie tout en laissant venir à lui les récits. Inévitablement, la tragédie des migrants, liée depuis longtemps à cette terre avec ses naufrages, ses déplacés et ses morts, s’est vite imposée comme l’un des pôles du récit. Mais pas l’unique. Face à cette terrible réalité à laquelle l’ile tente de remédier tant bien que mal, Rosi a choisi de décrire aussi le quotidien d’un lieu figé dans le temps en s’attachant à plusieurs personnages (le jeune Samuele, pivot du film, sa grand-mère, un médecin, un vieux pêcheur, un plongeur cueilleur d’oursins, l’animateur d’une station de radio) héritiers ordinaires de traditions immémoriales, une sorte de condensé d’une Italie intemporelle confrontée aujourd’hui à un monde qui se fissure et en menace la pérennité.

Entre ces deux réalités, rien ne semble communiquer ou si peu. Pourtant, avec son dispositif minimaliste, le film enregistre un état de fait : des structures déjà en place avec des équipes de sauvetage en mer et un centre d’accueil où le cinéaste filme la froideur des formalités administratives entourant l’arrivée des migrants tout en recueillant le récit déchirant d’un homme parti du Nigéria et fuyant la Lybie (un témoignage psalmodié qui est porteur à lui seul de toute la misère de notre monde contemporain). Accompagnant les sauveteurs, Rosi capte aussi au gré des sorties en mer les corps exténués des survivants, voire au détour d’un plan la sinistre découverte de cadavres entassés dans la cale d’un bateau de fortune. La caméra filme là, sans pathos, ce qui est devenu la routine presque déshumanisée d’une machine froide (les hommes en combinaison blanche) aux agissements calculés. Et pourtant, rendu à ce stade du film, devant le constat de l’horreur (nous ne sommes pas ici devant les plans racoleurs des reportages télévisés), l’émotion nous étreint à cause de tout ce que les strates du film ont tissé en parallèle, quasiment à notre insu.

Venant compenser ces visions cauchemardesques, Fuocoammare fait le plein de la vie et se raccroche à la grande humanité d’un médecin de l’ile qui, dans le cadre de sa pratique (l’échographie d’une migrante enceinte qui a peur de perdre son bébé, les photos d’un jeune homme brulé par l’essence et le soleil), témoigne de son impuissance face à cette tragédie sans fin qui lui « troue le cœur ». Subtilement, le film induit ainsi une multitude de rhizomes, de canaux ténus, qui édifient un pont fragile entre ces deux réalités, même si ces deux mondes cohabitent bel et bien ici, tout en s’ignorant ou en se regardant très souvent de loin, même parfois dans ses élans de solidarité. C’est là que le personnage du petit Samuele prend toute son importance, l’œil paresseux de l’enfant renvoyant à la cécité partielle d’une petite communauté et, plus largement, de l’Europe qui refuse de voir l’innommable, sinon à distance. En filmant cette ile dans sa pérennité, le cinéaste prend acte de la vie qui continue, à côté de l’horreur, s’y frottant parfois avec empathie. Déjà au moment de la Seconde guerre mondiale, la mer était en feu (une vieille chanson populaire de ces années-là le rappelle). Aujourd’hui, une menace plus lourde, peut-être irréversible, gagne en intensité et la tragédie des migrants en est le symptôme le plus criant. Élargir le regard, sortir du déni : là est le seul chemin pour une humanité en danger. À l’image de l’enfant qui pactise avec un oiseau dans la nuit, mettant pour quelque temps au rancard sa fronde qui l’aveuglait.

 

La bande annonce de Fuocoammare, par-delà Lampedusa


25 novembre 2016