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Critiques

GABOR

Joannie Lafrenière

par Prune Paycha

Il y a des métiers dont le cinéma peine à rendre compte. Peintre en est un, photographe aussi, car la relation entre l’image fixe et l’image animée n’est pas simple. Épaisseur du temps contre moment présent, roman versus poésie pour reprendre les mots de Gabor Szilasi lui-même. Admettons donc que la tâche de faire un film documentaire sur un photographe n’est, partant, pas chose aisée. Taiseux et discret de réputation, souvent le photographe n’a pas choisi les images comme moyen d’expression par hasard. Revient alors au documentariste la difficile et néanmoins indispensable tâche de trouver la bonne distance. Celle qui montre sans souligner, celle qui dessine ce que les mots ne révèlent pas celle qui invite à la rencontre spontanée, voire qui crée une intimité, soudaine, passagère et réflexive. Jouant plus ou moins le jeu, le photographe portraituré peut tantôt s’avérer farouche, fuyant et désagréable (William Eggleston in the Real World [Michael Almereyda, 2005]), tantôt bienveillant et disposé à se livrer. Gabor Szilasi est dans la seconde catégorie, débonnaire monsieur distingué aux allures douces et espiègles. On pourrait donc penser que la tâche de Joannie Lafrenière en serait facilitée, faisant de son film un objet nourri de discussions sur le sens de l’image, le rôle des rencontres, l’approche d’un territoire toujours à explorer sur fond de remise en contexte du travail photographique considéré. Mais… Gabor n’est pas un film sur un photographe, pas plus qu’il n’en est un sur la photographie.

S’il est impossible de remettre en question les intentions bienveillantes de la réalisatrice, on ne peut pas passer à côté du manque de corps dont souffre son film. Malgré la volonté affichée de rendre hommage à l’un des photographes les plus prolifiques du Québec, le film échoue à rendre compte de la nature même de la démarche photographique de cet homme qui parcourut les terres agricoles du Québec des années 1950, mû par une volonté d’enregistrer ces terroirs qui lui étaient jusqu’alors inconnus. L’histoire de Gabor Szilasi, c’est avant tout une histoire de territoire et d’identité. Né dans une famille juive contrainte de renoncer à sa religion par la montée du fascisme en Europe, il fuit sa Hongrie natale laissant derrière lui sa mère, morte en camp de concentration en 1944. L’expérience de cette vie malmenée et menacée, puis déplacée, semble avoir fait naître chez Gabor une quête absolue du moment présent enregistré au 125e de seconde, au diapason avec le cœur. En faisant totalement l’impasse sur la technique comme sur ses influences d’ailleurs, le film ferme les yeux sur l’entièreté de sa démarche photographique, donc sur son travail artistique. Réduire une vie de photographie à un bonbon acidulé aux intermittentes velléités pop est ainsi discutable. Si on peut être plus ou moins touché par la complicité mimée à l’écran entre Gabor et la réalisatrice, on peine à voir ce qu’apportent véritablement les rencontres forcées du photographe avec les habitants visités lors d’un périple aux allures de pèlerinage sans âme. Une fois encore, saluons l’intention. Reste que le résultat est loin d’être convaincant, à l’image de cet échange, plus gênant que révélateur, entre un couple de Charlevoix et le photographe. Tous trois sont posés devant la caméra, on nage dans un étrange dialogue de sourds qui n’ajoute rien au portrait du grand homme.

Comme dans une photo, le ton juste, c’est celui qui rendra sa voix à son sujet. Szilasi, le regardeur témoin d’un monde, pourtant volontaire à jouer son propre rôle, manque d’espace. Sa voix se perd. Le vide n’a pas le temps d’exister, les nostalgies d’effleurer, les drames de se lire. Car si les yeux rieurs du photographe sont ceux d’un jeune enfant, émerveillés par les beautés du monde orchestrées par les hasards qui font surgir ses images depuis plus de 70 ans, il en faut peu pour qu’ils fassent volte-face, et reflètent une mélancolie infinie, une conscience aiguë du temps qui passe, une connaissance intime de la perte. Sur ce point, les témoignages des amis et de la famille de Gabor ouvrent la voie, distillant çà et là les douleurs secrètes de l’artiste, les impossibles réparations et les pudeurs. Enregistrer le réel constamment, un appareil sur l’œil entre soi et le monde, c’est faire de l’appareil un bouclier, aussi doux soit-il. On le devine à la faveur d’une anecdote racontée par sa fille, qui, adolescente, est venue chercher du réconfort auprès de son père. Pour toute réponse, il la fit s’asseoir à la fenêtre et déclencha l’obturateur. La photo est une réponse, une façon de vivre, un rapport avec ce que la vie propose. Parler de cela prend du temps, un temps épais, que le format du film pourrait aménager s’il ne confondait pas le photographe avec le touriste. Tous deux sont dotés d’appareils, mais la ressemblance s’arrête là. Consacrer une vie, longue qui plus est (les photographes meurent souvent vieux !) à cataloguer les rues, les enseignes, les créateurs et créatrices, les familles, les campagnes, les jeunes et les moins jeunes c’est certes faire de sa vie un voyage, mais c’est surtout organiser le réel selon sa curiosité et sa propre structure. Le touriste s’émerveille, le photographe témoigne du monde qu’il voit.

Une autre brèche fort intéressante qu’on aimerait que le montage laisse vivre est celle de l’arrachement au pays natal. À cet égard, il y a de très beaux mots dans la bouche d’Irina Kozak Krausz (qu’on ne nous présente jamais formellement, comme chacun des intervenants ou intervenantes d’ailleurs) au sujet de l’immigration, de l’intégration et de l’enracinement. Et la réalisatrice de s’engouffrer maladroitement dans ces délicats interstices pour concevoir une scène dont l’artificialité annule l’émotion. Tandis que Gabor se livre dans une lecture éperdue du récit de sa fuite de Hongrie, brossant ainsi le portrait de sa famille nucléaire explosée par les ravages de l’antisémitisme, le montage devient de plus en plus hésitant et le moment se brise. Gabor parle lui-même dans une entrevue donnée à Radio-Canada en 1997 dans le cadre de l’émission de télévision « La vie d’artiste », d’un certain état de grâce qui correspondrait à cet équilibre encapsulé par une image réussie, un état esthétique et intellectuel qui pose des questions, et ouvre des réflexions plurielles. C’est tout ce dont manque Gabor.

Photographe n’est pas un métier, mais une identité. Le film le martèle, échouant malheureusement à le montrer. Gabor n’est pas un film sur la photographie ni sur le portraitiste de tous les mondes du Québec des 70 dernières années qu’est Gabor Szilasi : c’est l’esquisse d’un portrait, honnête mais inaboutie.


8 juin 2022