Gainsbourg, vie héroïque
Joann Sfar
par Helen Faradji
Gainsbourg, vie héroïque n’est pas un film. Cela ne l’empêche pas d’être une oeuvre de cinéma, mais Gainsbourg, vie héroïque est un conte. C’est même marqué dès le générique. Un conte. Nom masculin, récit d’aventures imaginaires destiné à distraire, à instruire en amusant. Un conte donc où un petit garçon intelligent et manipulateur peut fredonner La coco avec Fréhel dans un troquet. Un conte où un chat noir aux yeux verts peut servir de majordome à Juliette Greco. Où l’on peut attendre des taxis couchés dans la rue avec Boris Vian. Un conte surtout où l’on doit se trimballer un Jiminy Cricket machiavélique et géant en guise de compagnon d’infortune. Une mauvaise conscience. Un Méphistophélès en marionnette tout en angle, en dandysme et en gueule.
C’est que Gainsbourg, vie héroïque, malgré la présence d’une performance d’acteur époustouflante (Éric Elmosnino, au-delà de la troublante ressemblance physique, fait vibrer l’étrange charisme de Gainsbourg, entre fascination et dégoût, avec une précision redoutable), n’est pas un biopic comme les autres. En est-il vraiment un, d’ailleurs? Oui, comme I’m Not There de Todd Haynes pouvait l’être pour Bob Dylan. À la différence que Haynes traitait le mythe par d’autres mythes, l’associant indéfectiblement aux grands épisodes sociaux de l’Amérique comme si Dylan en avait été le métronome inspiré et inspirant. Chez Joann Sfar, puisque c’est bien du génial bédéiste, auteur du Chat du rabbin ou de Petit vampire, qu’il s’agit, pas de miroir social. Exit les Trente Glorieuses, mai 68, l’élection de Mitterrand, les années Sida. Exit ce qui a pu faire le fond économico-politique de la France qui a vu naître Gainsbourg. Seule la guerre aura droit au chapitre. Était-elle le seul événement historique digne de mention? À part l’horreur, pourtant, aucune relation au dehors, le dedans est bien assez parlant. C’est après tout le dedans d’un génie.
L’épopée héroïque aurait pu trébucher. Mais Sfar a eu cette brillante idée de ne pas confondre intériorité et potinage, inspiration et galvaudage. Son Gainsbourg, sublimement dialogué, magnifiquement inventif, n’existe que par et pour la création. D’abord celle qui pousse son héros à peindre, comme rongé de l’intérieur par un besoin de s’exprimer brûlant. Puis celle qui en fera un de nos génies modernes, un de nos plus brillants mélodistes. Pas un moment du film qui ne soit entièrement axé autour de cette relation étrange et dévorante de l’artiste à son imaginaire. Peut-il le plier à ses désirs? Comment ne pas se laisser vampiriser? Est-ce un mal pour un bien? En en constituant les véritables nuds dramatiques, ces questions font la passionnante perspective de l’uvre. Mais celle-ci se double aussi de l’autre grande passion de ce petit garçon Pygmalion, ce grand timide séducteur : les femmes.
Affirmée dès les premières minutes du film (la mère, bien sûr), surexploitée dans la seconde. Et c’est là que le bât se met à blesser. Comme si Sfar lui aussi s’était laissé intoxiquer par la spirale charnelle du succès. Comme s’il s’était lui aussi mû en Gainsfarre, personnage génial et décadent, décidé à tester son emprise sur les autres coûte que coûte, avant que l’emprise de toutes sortes de substances n’ait raison de lui. Et ça s’enchaîne. Des plus bandantes (la Bardot-Casta) aux plus patientes (la Birkin-Gordon), des plus paumées (Bambou-Jampanoï) aux plus innocentes (Kate et Charlotte). Le défilé a de quoi, on le comprend, faire tourner les têtes. N’empêche, c’est par lui, par sa mécanique ordonnée et triviale, que le conte s’éloigne, qu’on revient au film.
Un retour au concret, au réel, au déroulement classique d’une vie moins excitant, il faut bien le dire. Mais un conte qui aura néanmoins tenu suffisamment de promesses pour emballer. Et une preuve de plus, après les passerelles créées par un Moebius, et empruntées par des Nicolas de Crécy ou plus ouvertement par Marjane Satrapi ou Riad Sattouf, que le cinéma avait bien besoin de cette injection d’encre fraîche dans son univers.
1 avril 2010