Gardiens de l’ordre
Nicolas Boukhrief
par Helen Faradji
En France, ils ont eu les Jeunes Turcs. Aux États-Unis, la joyeuse bande du Nouvel Hollywood, puis dans les années 80-90, les Tarantino, Coen, Solondz, Soderbergh et cie. Et à nouveau en France, un autre regroupement qui lui n’a pas (encore?) inscrit son nom dans les livres d’histoire : la génération Starfix. Starfix du nom d’un magazine créé en 1983, mort en 1990, dévoré religieusement par tous ceux que l’académisme du cinéma ronflant et prestigieux ennuyait à crever, où l’on s’écharpait avec humour et érudition autour des Cronenberg, Argento, De Palma de ce monde, et où l’on élisait avec le même bonheur, et la même mauvaise foi assumée, Zulawski ou Stallone, Full Metal Jacket ou Star Wars phares d’une pensée cinéma renouvelée, dépoussiérée. De l’enthousiasme, donc, légitimé par une sacralisation absolue du plaisir (rien de plus triste que le cinéma sans plaisir) et une vénération absolue pour le cinéma de genre, seul capable d’allumer la passion d’une bande de jeunes gens amusés et amusants. Christophe Gans, Doug Headline et Nicolas Boukhrief, fondateurs du mensuel, en étaient.
Une histoire de médias, mais qui bien vite allait aussi écrire son prochain chapitre derrière la caméra, les « starfixiens » n’ayant pas résisté longtemps à l’appel du « moi aussi, je le peux ». Il y eu Gans, bien sûr, avec ses Crying Freeman et Pacte des loups, Dugowson et son joli Mina Tannenbaum, ou Boukhrief et ses intéressants Va mourir et Le convoyeur, mais aussi les satellites Noé, Kounen ou Dupontel, chacun aidant l’autre selon les besoins du moment, chacun s’improvisant tour à tour producteur, scénariste, acteur en partageant toujours cet esprit de série B débrouillard et rentre-dedans assez réjouissant.
Boukhrief, puisque c’est de lui qu’il s’agit ici, écrit ainsi Assassin(s) pour Kassovitz, et produit l‘Irréversible de Noé. De quoi faire trembler les grands-mères. Et, de la bande (la plupart des membres s’étant pris les pieds dans le tapis de leur propre ambition américanisée), Boukhrief semble être le seul à perpétuer encore aujourd’hui de film en film cette idée de cinéma toute « starfixienne » : du genre, du style, du nerf. Le seul en tout cas à apparemment toujours percevoir le cinéma comme un artisanat, ancré les deux pieds dans le ici et maintenant pour mieux divertir, pour mieux dire le monde. Gardiens de l’ordre, comme son Convoyeur, est de cette trempe. Deux flics, un banal appel pour tapage nocturne, un cacheton jaune fluo d’une nouvelle drogue, une bavure. Et voilà les mâchoires de la machine film noir qui se referme sur ce petit polar nerveux et stylisé, sorte de chaînon manquant entre Le petit lieutenant de Beauvois et les Ripoux de Zidi.
Au détriment parfois de ses personnages, brossés sommairement, Boukhrief s’amuse alors à réinventer le genre à l’aune des années 2000. Cadrages de biais, ombres et lumières insolites, caméra fébrile, toujours en mouvement, musique discrète et intelligente, éclairage pesant, rythme solide permettant au cinéaste de se passer d’effets de thrill cheap et grossiers pour distiller une ambiance anxiogène du premier à son dernier plan? Oui, mais en HD dernier cri donnant aux images ce relief si particulier, si cru. Une approche frontale qui permet alors à Boukhrief de suivre le plus précisément du monde le moindre tressaillement, la moindre ride d’inquiétude sur les visages las et désabusés (nous sommes dans un film noir, comment pourrait-il en être autrement?) de Cécile de France et Fred Testot, dont les interprétations low key, presque en retrait, se fondent dans le décor avec élégance. Une atmosphère entre naturalisme pur et touches de fantastique qui saisit et transbahute avec elle cette angoissante question portant parfaitement toute l’ambivalence morale du noir : comment se protéger de la violence du monde?
Non, Gardiens de l’ordre n’est pas un grand film. Pas plus qu’il ne permettra enfin à la génération Starfix d’avoir trouvé enfin son chef d’uvre. Mais il suit avec application, inventivité et sens du travail bien fait, les recettes d’un genre visiblement aimé avec sincérité. C’est déjà beaucoup. Et ça aurait dû être largement suffisant pour que ce film, conçu pour l’obscurité et le son adéquat, ait droit par chez nous au grand écran et non à une sortie directement en DVD.
La bande-annonce de Gardiens de l’ordre
22 septembre 2011