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Critiques

Genderbende

Sophie Dros

par Audrey Deveault

La documentariste néerlandaise Sophie Dros est reconnue pour son exploration de sujets souvent tabous et rarement abordés. Par le passé, ses films se sont intéressés à la question des troubles du comportement alimentaire (OP=OP), au monde du BDSM et du désir de soumission (Rubber Romance) et à l’affection que portent certains aux poupées de silicone (My Silicone Love). On peut voir, dans le travail de Dros, une volonté d’aller au plus près de l’expérience de ses sujets, de laisser place aux récits de soi, volonté apparente ici dès le générique d’ouverture de Genderbende où la caméra s’arrête et glisse doucement sur des corps à la surface de la peau. Déjà, pas question de signifier un genre en particulier : les corps sont nus, l’image s’attardant aux contours de jambes et de dos.

Genderbende suit, dans leur quotidien, cinq jeunes (Anne, Lisa, Lashawn, Dennis et Selm) qui ne se définissent pas comme uniquement masculins ou féminins, mais un peu des deux à la fois. Le documentaire tente de montrer l’importance de se sortir du carcan de la binarité afin de vivre toutes les possibilités du genre. Cependant, Genderbende, contrairement à son sujet, ne saurait être qualifié de révolutionnaire. En effet, le film aborde des thèmes qui sont constamment revisités par des œuvres traitant de la vie et des expériences de personnes trans et non-binaires. Par exemple, le motif du miroir qui revient constamment lorsqu’il est question de genre, un motif que Genderbende exploite volontiers.

La première partie du documentaire s’intéresse surtout à la question du quotidien : les toilettes, les vestiaires, le choix des vêtements, etc. À la buanderie, la caméra capte brièvement un regard qui s’arrête sur Lashawn ; être constamment observé.es. En ce sens, Genderbende est peut-être victime de son aspect visuel, certes essentiel au film mais qu’il n’arrive pas à dépasser, se contentant souvent de montrer le côté matériel de la réalité des personnes non-binaires. Plusieurs scènes montrent les jeunes en train de choisir leur tenue, de se faire faire les ongles ou encore de se faire couper les cheveux, donnant presque l’impression qu’être une personne non-binaire se limite au choix des accessoires.

La facture est léchée, les couleurs sont magnifiques. D’un point de vue visuel, Sophie Dros signe un film impeccable. Mais cet aspect, tout comme la violence quotidienne qui est représentée, contribue à instaurer une sorte de dissonance cognitive chez le ou la spectateur.trice. Il devient difficile de savoir comment se positionner par rapport aux scènes qui sont montrées. C’est particulièrement le cas lors d’une séance de manucure où Lashawn est confronté.e à une femme qui n’a jamais entendu parler des personnes genderqueer. On assiste alors à une escalade de la violence au cours de laquelle celle-ci s’immisce de plus en plus dans l’intimité de Lashawn, transformant son identité en curiosité, en mystère à élucider.

Le documentaire vaut toutefois par l’insertion d’une dose d’humour et une réalisation qui laisse ses sujets s’exprimer de manière ludique. Les cinq jeunes sont amené.es à placer leur identité sur une échelle qui va de masculin à féminin. Cette demande montre tout le ridicule de la démarche, puisqu’elle débouche sur un constat d’échec. Plus encore, avec cette ligne qu’on dirait tracée à même la lentille de la caméra, le ou la spectateur.trice est aussi forcé.e de se poser la même question. Où est-ce que je me situerais si j’avais à le faire ? Ainsi, il devient apparent que la réponse n’est pas simple, que la question de l’identité de genre est bien plus complexe qu’il n’y paraît.

Le public cible de Sophie Dros n’est pas constitué de personnes trans ou non-binaires. Genderbende semble plutôt destiné aux personnes qui, comme cette dame au salon de manucure, n’ont jamais entendu parler de ces questions ou qui sont nouvellement initiées aux réalités du genre. Le film effectue un bon travail descriptif, mais échoue à repousser les limites de la discussion et de la représentation au-delà de ce que d’autres productions culturelles ont déjà pu faire. Dros gagnerait à creuser davantage son sujet et à établir plus de ponts entre les différentes histoires individuelles, qui semblent parfois isolées, pour en dégager un discours collectif.


26 mars 2019