Genèse
Philippe Lesage
par Gérard Grugeau
Depuis Copenhague – A Love Story, Philippe Lesage a délaissé le genre documentaire auquel on l’associe généralement (Ce coeur qui bat) pour ancrer son cinéma dans la fiction. On se rappelle Les Démons qui relevait ouvertement du récit de soi, nous ramenant dans le giron des peurs enfantines que l’auteur réussissait à saisir dans le pur immédiat d’émotions qui convoquaient le souvenir. Aujourd’hui, en abordant les amours adolescentes et le périlleux passage à l’âge adulte dans la candeur des jours qui soudain se voile au contact de la violence du monde, Genèse poursuit sur la voie du roman personnel, tout en se réclamant davantage d’une autobiographie romancée où le moi est aussi autre, multiple. Attaché aux parcours de Guillaume, Charlotte et Félix (le jeune garçon des Démons qui revient ici comme une sorte d’alter égo à la Antoine Doinel du réalisateur), le film multiplie ainsi les points d’ancrage, sans se départir pour autant d’une seule et même ligne d’horizon : l’attente lumineuse de l’amour à un âge où chacun se sent à l’étroit dans la prison de son désir. Quand l’amour est tout, la vie trop grande, il n’y a pas de compromis entre soi et les autres, juste un champ de mines sur lequel on avance, seul et vulnérable.
Cette innocence des jeunes héros romantiques habite totalement Genèse et confère au récit, entre terreur et séduction, une sorte de grâce suspendue intemporelle. Chaude et bienveillante, la caméra agit ici comme le bain chimique d’une chambre noire où la photo révèle peu à peu les êtres dans un dégradé d’ombres et de lumières. Multipliant les points de vue, le film est divisé en trois actes (dont deux entremêlés) et un épilogue inattendu qui donne tout son sens au titre. Niée dans son intériorité, Charlotte (Noée Abita, confondante de naturel comme dans Ava de Léa Mysius) se heurte dans sa quête d’autonomie à l’inconsistance des garçons et à leur sombre égoïsme. Guillaume, son demi-frère, (Théodore Pellerin, intense) aussi volubile que provocateur pour mieux cacher une soif d’amour qui l’engloutit, s’ouvre à un de ses camarades de classe au risque de tous les rejets. Quant au jeune Félix (Édouard Tremblay-Grenier), muré dans son silence, il vit les tourments d’une première flamme dans le secret de son cœur grisé de lumière. Ces émois amoureux qui taraudent, Philippe Lesage les filme comme des failles sismiques souvent étouffées avec une recherche d’authenticité qui semble venir de lointaines réminiscences maladroites et douloureuses dans lesquelles chacun pourra se reconnaitre. Sa mise en scène elliptique, souvent frontale, porte vers nous ces visages et ces corps en attente que la caméra saisit alors dans toute leur singularité. Charlotte, Guillaume, Félix (voir aussi Alexis, l’enfant bafoué, « sacrifié » qui renvoie au petit Alexandre des Démons), s’avancent dans le monde. La déception, l’humiliation et parfois la cruauté les y attendent mais jamais, ils ne cèdent sur l’intégrité de leurs sentiments.
Pour accompagner cette errance intérieure et géographique (les personnages sont dans une incessante circulation), en décliner les variantes tumultueuses, Genèse s’appuie sur une riche bande sonore émaillée de chansons associées à un temps de la vie où la musique omniprésente scande la confusion des sentiments, quitte à l’exacerber jusqu’au masochisme. Même si le film en abuse parfois, celle-ci sert ici souvent de liant entre les protagonistes, maintenant par le montage une sorte de labilité flottante dans l’enchainement des séquences. En outre, la musique révèle les corps, servant de marqueur psychologique et de révélateur des fluctuations du désir. Elle concourt à la fluidité dans la restitution du réel et suggère sans pesanteur les déchirements intérieurs. En se tenant au plus près de la vie dans le filmage des états de l’adolescence, Philippe Lesage parvient ainsi à capturer ce qui surgit du dedans de ses personnages, et ce sans jamais figer ses scènes, préservant autant que faire se peut des espaces de liberté, et pour ses comédiens et pour le spectateur. Comme dans ce beau plan final qui semble faire écho à celui des 400 coups de Truffaut : un visage qui s’immobilise soudain dans le tourbillon de l’existence, une image qui nous regarde en ouvrant sur tous les possibles… peut-être le prochain film à venir.
14 mars 2019