GEOGRAPHIES OF SOLITUDE
Jacquelyn Mills
par Bruno Dequen
En 1962, quelques années avant que la scientifique autodidacte Zoe Lucas ne pose ses premiers pas sur le sol de l’île de Sable, une petite bande de terre sauvage au large de la Nouvelle-Écosse sur laquelle elle finira par passer – seule, la plupart du temps – plus de 9000 jours dans les 40 dernières années, le critique et peintre iconoclaste Manny Farber publiait un véritable pavé dans la mare auteuriste du cinéma. En pleine époque triomphale de la Nouvelle Vague et des grands cinéastes, « L’art termite et l’éléphant blanc[1] » pourfendait, avec toute la verve et la mauvaise foi nécessaire d’un manifeste, la prétention et le style pompeux des grands artistes d’alors afin de prôner un type de cinéma – et de peinture – à la fois plus humble et aventureux : l’art termite. À travers ce terme volontairement vague et suggestif, Farber invitait à privilégier une démarche créative « sans objectif », permettant à l’artiste de se laisser véritablement porter par un lieu ou un sujet au point de « gruger les limites de son art ». Avec son double portrait impressionniste de l’île de Sable et de Zoe Lucas, Jacquelyn Mills vient assurément de réaliser l’un des sommets du cinéma termite. Derrière l’apparente modestie de ses moyens et de son sujet, Geographies of Solitude nous invite ni plus ni moins à repenser notre rapport au cinéma et au monde.
Tout commence par un ciel nocturne étoilé. Portés par le son des vagues, le souffle du vent et la voix des oiseaux, les plans se succèdent à tâtons, faisant fi de toute continuité spatiale et temporelle afin de privilégier une logique fondée sur les sensations et la découverte patiente. Au loin, au cœur de la nuit, la faible lumière d’une lampe de poche laisse deviner la figure presque fantomatique d’une présence humaine qui semble faire corps avec les dunes et les animaux sauvages. La caméra se rapproche doucement, captant la respiration de la mystérieuse protagoniste… avant l’arrivée du fond noir sur lequel apparaît le titre du film. La superbe séquence d’ouverture de Geographies of Solitude est à la fois annonciatrice de l’œuvre à venir et quelque peu trompeuse. En effet, la beauté granuleuse des images en 16mm et le montage sonore immersif invitent de prime abord à percevoir ce premier long métrage Jacquelyn Mills sous l’angle du documentaire sensoriel d’avant-garde. Comme une sorte de compagnon délicat et analogique du brutal et numérique Leviathan de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel. À de multiples égards, une telle perception n’est pas fausse. À l’instar de nombreux cinéastes aventureux, Mills montre un intérêt marqué pour le travail sur la matière filmique, parfaitement incarné dans le film par plusieurs séquences abstraites où une pellicule développée de façon artisanale déploie ses fulgurances visuelles organiques accompagnées par une musique née du passage de minuscules animaux – insectes et même escargots – sur des électrodes. Or, si ces accomplissements esthétiques n’ont rien à envier au meilleur du cinéma expérimental actuel, la véritable singularité de Geographies of Solitude réside dans la multiplicité de ses approches et la profonde générosité d’un regard qui privilégie le sens du dialogue et du partage.
À mi-chemin entre la démarche écologique et la déambulation existentielle, le premier long métrage de Jacquelyn Mills cherche moins à imposer la vision d’une cinéaste sur le lieu et la protagoniste qu’elle observe qu’à créer une véritable œuvre collective. Ainsi, il ne serait pas faux d’affirmer que Geographies of Solitude est un film co-réalisé avec Zoe Lucas et l’île de Sable. Par la méticulosité patiente dont elle fait preuve pour recueillir les innombrables données scientifiques et déchets plastiques de l’île, Lucas incite Mills à développer une approche cinématographique à échelle presque microscopique, attentive au moindre son et changement de luminosité de l’endroit. Il ne s’agit pas de faire un film sur l’île de Sable, mais de chercher comment transmettre subjectivement son essence, qu’il s’agisse des sons hantés que produit le bois rongé d’un vieux bâtiment s’enfonçant inexorablement dans le sable ou de transfigurer l’invisible mouvement d’un animal en musique originale. Longtemps, la caméra a symbolisé l’imposition, bienveillante ou non, d’un regard sur le monde à travers l’inévitable existence du cadre. Le véritable miracle accompli par Geographies of Solitude est de nous faire ressentir que ce regard peut évoluer s’il prend le temps de s’imprégner du réel avant de le capturer. Aussi impressionnantes les compétences techniques et artistiques de la cinéaste puissent-elles être, c’est l’humilité de son approche qui permet au film de développer sa véritable voix.
Que peuvent l’art et le cinéma à une époque où le défaitisme face aux changements climatiques toujours plus inéluctables n’a jamais été aussi grand ? Cesser d’imposer, chacun à notre petite échelle, notre vision afin de retrouver notre capacité d’émerveillement et d’accueil des innombrables sensations qui nous entourent ne serait pas un mauvais point de départ, semble nous dire Geographies of Solitude. Bien entendu, il ne s’agit pas d’adopter une pensée magique. Après tout, le film n’est pas avare d’observations dévastatrices sur les déchets plastiques qui envahissent cette petite île située à une centaine de kilomètres de la côte canadienne. Et Zoe Lucas a accumulé des fichiers Excel qui feraient peur aux plus fervents adeptes de bases de données. Néanmoins, en nous partageant généreusement les découvertes à la fois scientifiques et artistiques de son aventure, en nous offrant des images et des sons d’une beauté singulière et inoubliable, Mills lance un véritable appel à un autre type de cinéma : un cinéma termite qui écoute enfin le monde au lieu de se contenter de l’entendre distraitement.
[1] “White Elephant Art vs. Termite Art”, son titre original dans Film Culture no 27, hiver 1962-1963, est plus évocateur et combatif.
15 décembre 2022