Get Out
Jordan Peele
par Marie-Laure Tittley
“Have you heard? It’s just spreading like wildfire. A black family is moving into town. Think that’s good? I think it’s good. Well I don’t know if I think it’s good so much as I think it’s natural, considering, well I mean, after all, we are the most liberal town around.”
Tiré du film The Stepford Wives (1975) de Bryan Forbes, cet extrait de dialogue ne déparerait pas dans Get Out, première réalisation du comédien afro-américain Jordan Peele et récent succès monstre au box-office. Peele reconnaît d’ailleurs l’influence notable que le film d’horreur satirique de Forbes a eu sur sa démarche.
Dans The Stepford Wives, une mère de famille fraîchement débarquée dans la ville de Stepford découvrait que les hommes les plus influents de la communauté remplaçaient méthodiquement leurs femmes par des robots aux apparences identiques (outre des mensurations légèrement améliorées), afin qu’elles ne soient plus que des coquilles vides, dociles, dénuées de toute opinion personnelle et entièrement dévouées aux travaux ménagers et à l’assouvissement des désirs sexuels de leurs conjoints.
Get Out opère de manière similaire : Chris (Daniel Kaluuya) et sa copine Rose (Allison Williams) quittent Brooklyn pour rendre visite aux parents de cette dernière, qui habitent une magnifique demeure située dans une banlieue luxueuse qui ressemble à s’en méprendre à la ville de Stepford. N’ayant encore jamais rencontré les parents de son amoureuse, Chris l’interroge : savent-ils qu’il est Noir ? Rose balaie ses inquiétudes du revers de la main. En guise de preuve irréfutable de leur ouverture d’esprit, elle lui affirme que son père aurait voté pour Obama une troisième fois s’il avait pu. Plus tard, lors d’un souper familial, le père de Rose semble vouloir renchérir sur les propos de sa fille en abordant lui-même le malaise qu’il éprouve à avoir des employés de maison noirs : “I hate the way it makes us look…”.
Si l’impact culturel de The Stepford Wives est indéniable (“Stepford Wife” est encore aujourd’hui une expression courante), force est d’admettre que le film proposait toutefois une critique sociale assez superficielle. Sa représentation de la condition féminine poussait la caricature de la femme au foyer (et de la banlieue bourgeoise conservatrice et homogène) à un tel extrême qu’il était paradoxalement facile de s’en distancier. L’œuvre de Forbes, ainsi que le remake de Frank Oz en 2004, ont tous deux été adaptés pour l’écran par des hommes, peut-être situés trop loin de leur sujet pour en faire ressortir les réels enjeux.
À l’inverse, Peele comprend que le spectateur (blanc, du moins) mesure et évalue la teneur critique des propos raciaux des personnages de son film à travers les yeux de Chris. La mise en scène de Peele est conséquente, insistant volontiers sur le visage de Kaluuya, souvent filmé en gros plans. Ce procédé est d’autant plus indispensable que Get Out complexifie progressivement les dynamiques de force que The Stepford Wives n’adressait qu’en surface. Chris devient notre baromètre racial face aux propos tenus à son égard. Bien que ceux-ci puissent paraitre relativement anodins et inoffensifs dans le premier acte, ils instaurent très vite un malaise modéré qui ne fait que s’intensifier, plongeant ainsi le spectateur dans un océan de remises en question.
Dans un article intitulé The Racism Root Kit : Understanding the Insidiousness of White Privilege, les professeurs américains Paul Pendler et Phillip Beverly avancent que les Blancs qui se drapent dans leur progressisme emploient régulièrement une série de mécanismes afin d’éviter de questionner les motivations à la source de leurs comportements envers les autres races. Le commentaire de Rose appartient à ce qu’ils nomment l’approche du « curriculum vitae », qui consiste à vanter son multiculturalisme pour prouver sa tolérance à l’égard de l’Autre. De même, la justification du père de Rose révèle une honte certaine qui découle de l’Histoire américaine. Ce qui ne l’empêche pourtant pas d’en perpétuer l’esprit et les nombreuses erreurs, refusant ainsi de s’attarder sur l’actualité de ses rapports de pouvoir.
Le climat instauré par les mécanismes de défense libéraux qui abondent dans le film, et la représentation angoissante qu’en fait Peele, génèrent l’horreur à laquelle carbure Get Out. C’est ce qui confère au film son impact et sa résonance, particulièrement dans le contexte actuel d’extrême rectitude politique et des faux-semblants qui en découlent. Dans Get Out, comme dans The Stepford Wives, ces mécanismes cachent une horreur d’une ampleur insoupçonnée. Grâce à une progression insidieuse de la teneur raciste des propos de ses personnages blancs, Get Out se transforme de fil en aiguille en farce horrifique. Peele nous confronte au racisme que recèle l’apparente ouverture d’esprit d’une classe dirigeante qui n’est tolérante envers l’Autre que lorsque celui-ci est domestiqué et transformé à son image. Get Out lève ainsi le voile sur l’hypocrisie du libéral bienveillant qui, au bout du compte, peut toujours se replier sur l’évidence même de sa dominance.
Ici, comme dans The Stepford Wives, l’Homme blanc justifiera sa conspiration horrifique sans remords ni hésitation : il pose ces gestes parce qu’il le peut, tout simplement. Une triste réalité à laquelle le film de Peele nous confronte dans tout ce qu’elle a de plus terrifiant.
24 mars 2017