Gett, le procès de Viviane Amsalem
Ronit Elkabetz
par Céline Gobert
Tout commence en 1979 à Haïfa en Israël, avec un plan serré sur le visage d’une femme, Viviane, souhaitant se séparer de son mari Elyahou. Nous sommes en 2004, Ronit Elkabetz et son frère Shlomi Elkabetz réalisent Prendre femme, le premier volet d’une trilogie (avec Les Sept jours) qui s’achève ici avec Gett, Le Procès de Viviane Amsalem. Rapidement, un plan large dévoilait une assemblée réprobatrice, composée d’hommes, de frères et de voisins venus juger l’épouse (interprétée par Ronit Elkabetz elle-même) : dès lors, était annoncé le « procès » futur, où Viviane demande le divorce à son mari (Simon Abkarian) qui s’y refuse obstinément – procès d’une femme, de ses intentions, de sa moralité, dont les besoins et les désirs sont absolument niés. Une décennie plus tard, c’est le visage d’un homme qui ouvre Gett, – de l’hébreu qui veut dire « divorce » -, homme-roi, homme tout-puissant, qui doit donner son consentement pour que sa femme puisse se séparer de lui, si elle le souhaite, sans quoi elle sera une agounah, une « enchaînée », emprisonnée à tout jamais dans une union dont elle ne veut plus. Il faut préciser qu’en Israël, le mariage et le divorce ne sont jamais civils, seulement religieux. Pour s’unir, comme pour se séparer, il faut passer devant des rabbins. Les trois juges, composant ici le tribunal rabbinique et qui débattent du sort de la déterminée Viviane, se font in fine les représentants de ces hommes qui s’agitaient dans sa cuisine, dix ans plus tôt.
Dans ce troisième volet, l’action se déroule de nos jours, même s’il est difficile de croire à l’archaïsme des situations présentées. La caméra des Elkabetz ne quitte jamais ce lieu unique, renforçant la sensation d’impossible action ressentie (subie) par une héroïne à qui il faudra cinq années au total pour parvenir à arracher le consentement de son mari. Les Elkabetz font avancer l’action via des sauts temporels (six mois plus tard par-ci, deux mois plus tard par-là) : leur façon de signifier le passage du temps crée un effet tragi-comique qui révèle les absurdités d’un système rigide, véhiculant l’idée d’une progression impossible (progression de l’intrigue, mais évidemment aussi progression sociale). C’est simple : la contrainte filmique qu’ils s’imposent illustre à merveille l’emprisonnement de la femme (et du couple). Dans Prendre femme, encore, Viviane (et par là même la mise en scène) trouvait de véritables bouffés d’air hors des murs de la maison (au bras d’un amour de jeunesse joué par Gilbert Melki) ; dans Gett, elle n’ira jamais au-delà des murs, marionnette condamnée aux champs-contrechamps, aux plans fixes, à l’immobilisme général, forme et fond confondus.
De la même façon, les multiples ellipses du récit ne cachent absolument rien si ce n’est l’impossibilité du personnage féminin à se mouvoir, à avancer, à agir. Tout le monde est bloqué dans cette pièce – avocats, époux, femme, rabbins – face à l’inaction, un mur, une aberration. Il faut décider quel est le motif du divorce. Le mari ne la bat pas, la nourrit correctement, assure ce que les rabbins nomment « la paix des ménages ». Quel est donc le problème ? Viviane n’aime plus son mari ? La loi religieuse ne considère pas les sentiments… Toute l’intelligence et toute la finesse du film est de ne jamais verser dans un discours anti-religieux mais de préférer une remise en question de l’application rigide des normes de cette religion ; application qui nie complètement les états d’âme et l’humanité de la femme. Le contraste avec la prise en compte des sentiments de l’homme est tout aussi saisissant qu’effrayant : lorsque le mari se refuse à prononcer les mots « Et te voilà permise à tout homme », qui libérerait sa femme, n’est-ce pas davantage par orgueil blessé que par respect des lois religieuses ?
Afin d’étendre formellement l’idée de cet inflexible système-prison, système surréaliste du « chacun à sa place », les deux réalisateurs ont la géniale idée, en plus de ne jamais sortir hors des murs du tribunal, de faire pénétrer l’extérieur de force : les protagonistes (amies, connaissances, voisins) se succéderont pour témoigner, pour donner leur avis sans pudeur, sur le couple malheureux. Les enjeux sont ainsi plus complexes que la simple critique du peu de place réservée aux femmes au sein de la société israélienne (même si cet aspect est évidemment au centre de Gett) – puisqu’il s’agit aussi d’explorer la place et la responsabilité de chacun dans ce grand dispositif de société. Par exemple, les Elkabetz ne sont pas dupes : les femmes elles-mêmes consentent à la mascarade, parce qu’elles se taisent ou s’amusent devant des maris qui ne font rien (pas même « mettre un verre sale dans un évier », comme le dit une voisine de Viviane, le sourire aux lèvres), ou parce qu’elles éduquent déjà leurs petits hommes comme leurs tyrans de demain (voir l’incroyable crise impunie de l’adolescent de Viviane dans Prendre femme). Dans ce premier volet d’ailleurs, la jeune fille Gabrielle est complètement délaissée par sa mère Viviane, perpétuant ainsi au sein de leur propre famille le cercle vicieux de l’ignorance des besoins et des affects féminins.
« Quelle est votre place, femme ? », demande l’un des rabbins à Viviane dans Gett soulevant la grande question qui hante toute la trilogie : dans la mécanique bien huilée d’une mise en application aveugle et obstinée d’une religion, que fait-on de ceux qui souhaitent épouser la modernité et/ou prendre en compte la libération des femmes ? Devant l’absence de réponse satisfaisante à cette question, Viviane se détournera même du religieux, en colère, du cadre sévère, imposé par les hommes, dans lequel exercer sa foi. Son cri « Donne-moi ma liberté », lancé à son mari têtu lors d’une séquence inoubliable, n’est pas seulement individuel (il ne l’est peut-être même pas du tout!), il appelle férocement à la libération des femmes en Israël (mais aussi partout ailleurs), à une nécessaire libération de la pensée, à une prise en considération obligatoire, par les autorités religieuses, des évolutions modernes. Avec l’actualité politique et sociale que l’on connaît, cette question doit se trouver plus que jamais au centre des débats. Le long plan final sur les pieds en action de l’épouse exprime à merveille cette exhortation à s’adapter aux changements actuels, sans quoi le monde – à l’instar des protagonistes du film – restera bloqué, au passé, à l’absurde, forcé de se cogner, comme autant de renvois d’audience et de dénis du monde extérieur, à des murs.
La bande-annonce de Gett, le procès de Viviane Amsalem
26 février 2015