Je m'abonne
Critiques

Gloria

Sebastián Lelio

par Céline Gobert

Extirpée, dès l’ouverture du film, d’une masse d’anonymes, la Gloria-titre qu’interprète Paulina Garcia (récompensée par un Ours d’argent à Berlin) semblait porter jusqu’en son nom les stigmates, cinématographiques ou non, de la révolte – convoquant tour à tour le souvenir de la Gloria call-girl traquée et femme forte de Cassavetes et de celle dessinée par les paroles d’une chanson de Patti ‘Indignados’ Smith. Avec de telles références, il était attendu que l’héroïne quasi sexagénaire de Sebastián Lelio fasse souffler sur pellicule un vent de rébellion et de non-résignation. C’est effectivement ce que le film tente de nous faire croire dans un premier temps. Car oui, impossible de passer outre le contexte socio-politique de ce Chili actuel, post Pinochet, encore boiteux, encore souffrant face à la dureté économique que l’on connaît : Gloria que tous abandonnent (mari, amant, fille, fils, et même chat sans poil) semble symboliser ce peuple chilien qui apparaît constamment en filigrane de la vie du personnage (les étudiants manifestent dans la rue, les masses s’énervent dans les écrans de télévision, les débats autour des tables se font inévitablement politiques). Leur point commun ? Le désir de changement, de rester coûte que coûte tournés vers l’avenir, cette volonté similaire de rester debout, lorsque tout le monde est déjà parti en courant, lorsque plus personne n’écoute. C’est le parallèle le plus intéressant du film, qui, s’il s’était arrêté à cette analogie entre mise à nue féminine (corps et psyché) et climat contemporain chilien, se serait avéré, sinon formellement audacieux, du moins défendable. Un genre de film-air du temps, où le politique se serait tapi derrière le portrait de femme, un film indigné qui aurait fini par transcender cette banale love story entre vieux façon Septième Ciel d’Andreas Dresen. Ce n’est pas le cas.

Formellement, pourtant, l’intention première de Sebastián Lelio  est louable : celle d’épouser le mouvement musical de la bossa nova, ce style mi-samba, mi-jazzy, convoqué lors d’une reprise en duo de la célèbre « Waters of March ». Dans Gloria, il y a ce même rythme hybride, aigre-doux. Jusque dans le ton, tantôt poétique (avec tout l’espoir provoqué par les belles paroles et promesses des amoureux), tantôt cruel (sournoises désillusions, trahisons et faiblesses). Jusque dans le storytelling, tantôt empressé (Gloria fait l’amour, du paintball, du yoga, du saut à l’élastique, fume des joints : tout est là – même assez maladroitement – pour signifier la cadence des cœurs qui s’affolent), tantôt mélancolique (lorsque les déceptions surgissent). Pourtant, hélas, en plus de baigner davantage dans la monotonie sirupeuse de l’air d’Umberto Tozzi, qui clôture le film, que dans le rock’n’roll sensuel de Patti Smith, Gloria pèche par ses contradictions.

En contexte, Gloria survit à tout : histoires tronquées, interruptions, départs, silences. Accablée par la solitude, divorcée, travailleuse, elle accuse coup sur coup : sa fille adorée déménage en Suède, à des milliers de kilomètres d’elle, son fils adoré ne lui lâche ni sourire ni mots tendres lors de ses visites, et, sa vie se déroule de la même façon chaque jour. Chaque jour, elle chantonne dans sa voiture, travaille, chantonne encore dans sa voiture, puis, se couche dans un grand lit vide. Sa rencontre avec Rodolfo vient bouleverser cette existence métronomique : tous deux semblent retrouver une seconde jeunesse, tous deux semblent retrouver l’espoir. Tout cela, c’est avant que Monsieur ne se révèle être qu’un beau salaud traînant dans son sillage le fardeau du passé. Il va (deux fois) la laisser lâchement tomber. Ici, dans ce dénouement anti-esprit St-Valentin (le film prend l’affiche un 14 février), s’opère un virage d’une négativité inattendue, qui nous oblige à tout revoir d’un autre oeil. Exit l’ode à la prise de parole, le positivisme, les thérapies par le rire et autres bucket list du bonheur : l’arrière fond de Gloria a le goût rance des cachotteries. Pourquoi ? Parce que le film noie le poisson (son infinie tristesse, son propos sombre) sous l’emballage toc des films rassembleurs (comprendre : personnage de femme moderne sexuellement libérée + discours « vivons à fond avant que d’être squelettes » + tubes pop de grands-mères). Parce que d’autres, en outre, ont esquissé peu ou prou le même cercle vicieux (la crise mène à l’individualisme, et, sans entraide, impossible de s’en sortir) sans vouloir charmer le spectateur à tout prix, et, de façon soit plus ludique (Ken Loach en Angleterre), soit plus humaine (Frédérick Pelletier au Québec), soit plus trash (Lars Von Trier et son cinéma à la misanthropie pathologique). Lelio, lui, manque de franchise.

C’est bien de finir par dire que Gloria, même immuablement résolue à nier la vieillesse et la mort, ne parvient pas à impulser le changement car, seule, elle ne peut rien faire (c’est vrai). Ou, que face au refus d’avancer des autres (sonnerie de téléphone intrusive de l’amant ou accès colériques de l’ex-mari face aux photos de mariage ressorties du placard), elle restera figée sur la frise du temps (c’est vrai aussi). Pour autant, pourquoi en avoir fait une Sainte ? (voir comment le cinéaste fait du casque du salon de coiffure une auréole). Pourquoi en avoir fait la Sainte-Héroïne sans peur et sans reproche d’une oeuvre qui ne cesse d’en chanter la Gloire, lorsqu’elle-même demeure d’un bout à l’autre, à l’image exacte de ces autres, qui lui rendent impossible l’idée d’aller de l’avant ? Lorsque, à la télé, gronde la colère de la jeunesse chilienne, Gloria est occupée. Lorsque, dans la rue, les étudiants défilent, Gloria leur tourne le dos et s’effondre sur la table, la tête plongée dans ses bras croisés, toute submergée qu’elle est par ses propres galères. Comble : lorsqu’elle finit par les croiser dans la rue, Sebastián Lelio la fait marcher dans la direction contraire. CQFD. Gloria, de tous les plans, de tous les cadrages (serrés), ne les voit jamais. Alors, que veut nous dire cette Gloria in fine semblable à tous les autres, personnage dont la trajectoire commence au point A pour terminer au point A ?

Le film est-il un feel good movie qui engage à véritablement profiter de la vie ? Un dynamitage en règle des clichés sur les sexagénaires ? Difficile à croire à la vue de la compilation naïve et simpliste d’activités effectuées par Gloria. Ou bien peut-être est-ce un dynamitage en règle de l’individualisme généralisé qui sclérose le monde ? Il aurait alors fallu assumer, et sans vergogne, la banalité, les formes d’égoïsme et la part de responsabilité de Gloria dans la problématique. Un beau portrait de femme ? Même pas ! Le point de vue sur Gloria, personnage-victime nombriliste, est terne : pas une fois n’est-elle remise en cause, questionnée ou nuancée (pourquoi sa fille est froide avec elle ? Pourquoi son mari est parti ? On ne le saura jamais !) ?. Lelio, écartelé entre plusieurs discours, différentes intentions (mais désirant avant tout plaire) nous perd au beau milieu d’un flou géant. Résultat : l’impact de la charge a aussi peu d’effet, sur nous que les inoffensives balles de peinture que tire Gloria sur son amant.

 

La bande-annonce de Gloria


13 février 2014