GODLAND
Hlynur Pálmason
par Cédric Laval
Après la séquence d’ouverture, au cours de laquelle un prêtre danois est envoyé en mission dans une petite communauté islandaise afin de construire une église et d’évangéliser la population, le titre du film apparaît une première fois en danois, Vanskabte Land, puis une seconde fois en islandais, Volaða Land. Cette apparente incongruité fixe l’un des principaux thèmes du film : le rapport à la langue comme expression des tensions entre les Islandais et les Danois, entre les colonisés et les colonisateurs, entre le semblable et l’autre. Dès son arrivée en Islande, le prêtre danois Lucas (Elliott Crosset Hove) est confié aux bons soins de l’Islandais Ragnar (Ingvar Eggert Sigurðsson), qui doit le conduire à destination après avoir traversé des paysages aussi sublimes qu’austères, et parfois hostiles. D’emblée, Ragnar lâche une insulte en islandais dirigée vers Lucas, que ce dernier ne comprend pas. Heureusement, on lui adjoint un interprète qui facilite les échanges, sinon la bonne entente entre les deux hommes. Mais lorsque cet interprète meurt au cours de la traversée d’une rivière aux eaux tumultueuses, Lucas se retrouve dans une position vulnérable, accentuée par son état maladif. En revanche, dans la seconde partie du film, après qu’ils ont atteint leur destination, le rapport de forces s’inverse : le notable qui reçoit Lucas est un Danois ; lui et sa fille aînée, Anna (Victoria Carmen Sonne), s’adressent au prêtre dans leur langue maternelle, et c’est l’Islandais Ragnar qui souffre de mal se faire comprendre lorsqu’il s’exprime dans un danois un peu fruste. On soupçonne même Lucas de feindre l’incompréhension, pour se venger des humiliations qu’il a dû lui-même subir.
La langue n’est pas la seule ligne de partage entre Ragnar et Lucas. Le premier est un homme de la terre, qui vit en symbiose avec la nature et sait parler aux animaux. On le voit faire ses exercices matinaux face à l’immensité du paysage, les pieds nus dans une mousse gorgée d’eau, qu’il semble prendre un plaisir sensuel à fouler. Le second est un homme arrivant sur l’île nanti d’une technologie nouvelle, le daguerréotype, qui lui confère une attitude un peu hautaine par rapport aux sujets qu’il fixe sur la pellicule. La manière dont il leur donne des ordres avant chaque prise, les commentaires peu amènes qu’il fait parfois après sont l’expression d’un pouvoir par lequel Lucas compense en partie les souffrances que l’âpre Islande lui fait subir. Lorsque Ragnar lui réclame un portrait, Lucas y voit un moyen, par son refus obstiné, d’exercer sur lui une autre forme de domination. Le format de l’image choisi par le réalisateur est un hommage à celui des photographies obtenues grâce à la technologie du daguerréotype, mais il permet aussi de resserrer le cadre autour de ces rivalités humaines, qui pourraient facilement se dissoudre dans les dimensions grandioses du paysage.
C’est un piège qui pourrait guetter le réalisateur que celui d’une certaine complaisance à filmer la nature islandaise, au risque de la carte postale. Mais il évite brillamment ce piège, puisque ses nombreux plans du paysage ont un lien organique avec le discours du film. Ayant recours à des mouvements amples de caméra ou à des effets de zoom arrière, il traduit cette perte des repères, cette disproportion des dimensions par lesquelles l’homme (Lucas…) se sent vulnérable et perdu dans l’immensité de la nature. On pourrait presque y deviner des échos aux deux infinis pascaliens : entre l’infiniment petit (un lombric qui surgit d’une montagne d’excréments) et l’infiniment grand, l’homme est un être bien misérable, dont la trace sur Terre peut sembler dérisoire. Un long panoramique capture cette impression en embrassant le paysage dans ses détails, puis sa vastitude, avant de se terminer sur le visage de Lucas en gros plan, déformé par la fièvre. D’autres plans de nature symbolisent les pulsions qui grondent au cœur de l’être humain : on songe bien sûr à ces coulées de lave en fusion, qui transforment en quelques instants les bucoliques pâtures en antichambres de l’enfer, et redoublent les imprécations de Lucas contre cette terre inhospitalière, qu’il perçoit parfois comme une terre de « Satan ».
Car le film, dans la lignée du cinéma de Dreyer, se veut aussi une réflexion sur l’orgueil et le péché. Au notable qui lui demande pourquoi il ne s’est pas rendu à destination par la voie maritime, Lucas répond qu’il a voulu d’abord découvrir l’île en la traversant. Ce faisant, n’obéit-il pas plutôt à un instinct d’orgueil et de conquête, davantage qu’à une aspiration plus noble ? La deuxième moitié du film, qui s’ouvre après une ellipse quelque peu déstabilisante, confirme la première hypothèse plutôt que la seconde. Lucas se révèle incapable de s’ouvrir à Ragnar, qui l’avait certes méprisé, mais lui avait aussi sauvé la vie. Le seul moment de « complicité » qu’il s’autorise avec lui passe par une lutte au corps à corps, dans le cadre d’une joute traditionnelle. Anna, qui ressent au plus profond d’elle-même l’appel de la terre danoise, est la seule avec laquelle Lucas semble capable d’entrer en communication. L’animal (le chien de Ragnar) est l’unique trait d’union possible entre deux hommes qui se détestent, mais l’animal (le cheval de Lucas) est aussi ce qui va les séparer de manière irrémédiable. Les échanges entre les humains semblent corsetés par les préjugés, l’éducation, la religion, quand le pur instinct du chien fait fi de tous ces obstacles et ajoute des touches d’émotions dans un univers qui en manque parfois cruellement. Mais il est un espace commun où se rejoignent l’humain et l’animal, filmé de manière saisissante par Hlynur Pálmason, dans des plans fixes qui se succèdent en accéléré, où se lit le passage du temps : celui de la décomposition des corps, abandonnés aux morsures des intempéries. Comme si la mort, sur cette « terre de Dieu », était le seul partage possible…
11 avril 2023