Good Kill
Andrew Niccol
par Céline Gobert
Entre Good Kill et Top Gun, trente ans ont passé. C’est sur les ruines de l’esprit de conquête américain des années 80 immortalisé par le Top Gun de Tony Scott qu’Andrew Niccol érige son film. Du Grumman F-14 Tomcat piloté par la star tout sourire Tom Cruise, qui séduisait les filles d’un claquement de doigt, au drone mené par l’alcoolique et fatigué Ethan Hawke, plus capable de faire l’amour à son épouse le soir venu, la guerre s’est dotée d’un nouveau visage. Comparer les deux films, c’est constater le déclin d’une Amérique belliqueuse et patriote, aujourd’hui défigurée. Il y a bien, toujours, les drapeaux étoilés qui flottent dans les airs, les bouteilles de bières que l’on vide entre buddies et les croix catholiques dans les chambres à coucher, mais l’esprit n’est plus le même. Pas étonnant que ce soit Andrew Niccol qui nous offre Good Kill tant le cinéaste américain aime donner à penser via des oeuvres qui dérangent et viennent interroger l’éthique associée aux mutations sociales et à la technologie. Pensons aux dérives de la télé réalité dans Truman show dont il fut le scénariste, ou encore aux interrogations d’ordre moral qui jaillissaient de Lord of war, Bienvenue à Gattaca et Time out, ses précédentes réalisations qui évoquaient respectivement le commerce d’armes, les manipulations génétiques et l’oppression économique.
Good Kill raconte l’histoire de Tom Egan (Ethan Hawke) un pilote de drones, qui, d’une base militaire dans le Nevada, près de Las Vegas, assassine des Talibans, du Pakistan au Yémen, avant de rentrer tranquillement dans sa banlieue retrouver femme et enfant. Le lyrisme de la scène d’ouverture de Top Gun, célébrant ses héros en action et ses avions tonitruants, contraste avec le minimalisme des écrans du soldat contemporain dépressif, enfermé dans une boîte en plein désert pour faire la guerre. Il n’est plus cet homme viril sûr de lui, conquérant le coeur des femmes en même temps que l’US Navy, mais bien un corps déshumanisé qui, joystick en main, tente de retrouver le frisson perdu. Avec cette analogie entre pouvoir de donner la vie et la mort et virilité, Niccol veut décapiter l’inconscient collectif américain qui associe encore soldats et hommes hypersexués. Dès l’ouverture, Niccol charcute son triste combattant : le major de l’armée américaine n’est qu’oeil, bouche et main. Le film entame alors une logique de déshumanisation – guerre, bourreaux, victimes – et de distanciation du réel qu’il suivra jusqu’à la fin.
« Good kill », c’est ce que conclut le soldat assis, une fois sa cible abattue. Sur l’écran, il ne voit que de petits corps, de petits cubes, et de petits villages du Moyen-Orient. Toute la vie est à petite échelle et hors de la sphère du réel. Sur nos écrans de cinéma, même les drones; objets guerriers au centre du film, resteront invisibles, Niccol évitant toute confrontation avec la réalité afin de mieux signifier cette idée d’une guerre dématérialisée et opérée à distance. Le vol sans conviction d’un avion en papier dans la cuisine d’un appartement de fonction remplace les impressionnantes cascades dans le ciel dirigées par Tony Scott. Le discours enflammé d’un chef militaire dans Top Gun pour motiver ses troupes se mue ici en rappel au réel : le chef de Good Kill, lui, insiste pour faire comprendre à ses hommes cloués au sol qu’il y a de la chair et « du putain de sang » derrière les pixels de ce qui ressemble à une console de jeux vidéo. Pendant ce temps, Tom Egan s’effrite en même temps que s’effrite la grande Morale de l’Amérique (normal puisqu’il n’est qu’un produit de l’idéologie du pays) : dans le miroir, son reflet se dédouble, avant de voler en éclats, d’un coup de poing qu’il assène lui-même avec violence.
Souvent le personnage regarde le ciel vide, et d’un bleu éclatant, « qui est là pour me juger ? », semble-t-il se demander. Souvent Niccol le filme de haut : à notre tour de regarder, de juger. Quand la caméra n’est pas occupée à épouser les états mentaux de l’anti-héros (plans fixes et angles qui renvoient à l’ordre régissant la sphère militaire versus travellings, contre-plongées et autres courbes accolés aux doutes du personnage), elle vient interroger l’éthique de celui qui regarde (le soldat et le spectateur). Ainsi, l’écran d’ordinateur et l’écran de cinéma s’emboîtent tels des matriochkas, faisant se confronter le point de vue du major et le point de vue du spectateur. Good Kill a l’intelligence de poser les bonnes questions : quelle est notre part de responsabilité dans ces massacres ? Est-ce que tuer un violeur serait plus moral et éthique que tuer un Taliban ? Évidemment, le soldat répond à l’affirmative, croyant se racheter une conscience dans la condamnation d’actes barbares qu’il juge plus injustes ou condamnables que les siens. Le spectateur, lui, n’est pas dupe : tout jugement moral dépend entièrement de la subjectivité de celui qui regarde. Good Kill offre ainsi un terrain parfait à tous les paradoxes : qu’il s’agisse de la routine aberrante du personnage joué par Hawke qui déclare « J’ai tué six Talibans cet après-midi et là je rentre chez moi préparer un barbecue », ou de l’absurde cercle vicieux de haine perpétré au Moyen-Orient par les États-Unis : ils tuent > on tue > ils tuent > on tue (ou bien l’inverse, on ne sait plus). Quant à Andrew Niccol, qui se garde bien, lui, de prendre de haut et ses protagonistes et son public, il réinvente avec brio le film de guerre.
La bande-annonce de Good Kill
14 mai 2015