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Critiques

Good Time

Benny Safdie

par Charlotte Selb

Spécialistes des virées urbaines intenses et tumultueuses, les frères Safdie ont réactualisé au fil de leur filmographie les portraits des bas-fonds new-yorkais mis à la mode par Cassavetes, puis largement explorés tout au long des années 1980. Avec Good Time, thriller urbain au rythme frénétique présenté en compétition à Cannes cette année, le duo emprunte autant au naturalisme du cinéma indépendant américain des années 1960-70 (naturalisme caractérisant aujourd’hui le mouvement mumblecore auquel les frères sont souvent associés), qu’aux délires psychotoniques de Ferrara, Friedkin ou du After Hours de Scorsese. Sans tomber dans le pastiche des années 1980, les auteurs donnent un nouveau souffle à un registre ayant connu ses jours de gloire pendant la fameuse décennie. Avec sa trame sonore blindée aux synthétiseurs signée par Oneohtrix Point Never, artiste ouvertement inspiré par Tangerine Dream, et une formidable direction photo en 35mm de Sean Price Williams, où les couleurs criardes s’infiltrent dans les atmosphères nocturnes poisseuses (les inventions vont d’une explosion littérale de rouge au début du film à une renversante séquence en lumière noire dans un parc d’attraction), Good Time nous plonge dans une jungle urbaine féroce et sous acide qu’on pensait disparue du paysage new-yorkais, depuis longtemps engloutie par la gentrification galopante et les ruminations autoréflexives des hipsters.

Le Queens des frères Sadie est assurément un monde brutal : suite au braquage raté commis par Connie Nikas (excellent Robert Pattinson) avec la complicité plus ou moins volontaire de Nick, son frère déficient intellectuel et malentendant (non moins extraordinaire Benny Safdie), Connie s’échappe mais Nick est arrêté, emprisonné et battu par des détenus. Durant une longue nuit tournant toujours plus à la catastrophe, Connie tente par toutes les astuces imaginables de sortir son frère de prison, profitant des personnes exploitables qui croisent son chemin et tabassant les autres au besoin. Malgré son univers visuel soigné, le film n’esthétise nullement la violence dont Connie est toujours l’initiateur et jamais la victime, les scènes de brutalité étant au contraire crues et choquantes. Plus dérangeant encore est le passe-droit perpétuel dont bénéficie le personnage principal qui, avec un tout petit peu de charisme et d’ingéniosité, et beaucoup de privilèges dont il n’est pas conscient, parvient toujours à s’en sortir. Si l’acharnement fou que met Connie à vouloir sauver son frère provient d’un amour fraternel véritable et que l’absurdité de ses inventions est source de comique, Connie est avant tout un manipulateur égoïste et irresponsable qui marche sur tout le monde, en particulier les plus vulnérables, pour arriver à ses fins : son frère qu’il embarque dans ses combines, sa compagne plus âgée et émotionnellement instable qu’il exploite financièrement (Jennifer Jason Leigh), un ex-détenu alcoolique et drogué (Buddy Duress, découvert dans le précédent film des Safdie, Heaven Knows What), à qui Connie affirme fièrement n’avoir jamais fait de prison, et, bien entendu, tous les membres de la communauté noire de Queens qu’il rencontre. Car si Good Time évoque bel et bien les thrillers des années 1970-80, il est résolument un film de son époque, miroir d’une Amérique où la persistance des discriminations raciales et du privilège blanc est impossible à ignorer. Connie vole la voiture de la vieille dame noire qui lui a ouvert sa porte et offert l’asile, et abandonne aux mains de la police Crystal (Taliah Lennice Webster), sa petite fille de 16 ans devenue une autre complice involontaire. Alors qu’il s’échappe encore une fois, Crystal et un garde de sécurité (noir) innocent sont embarqués par des policiers (blancs) peu disposés à questionner les faits.

La cavale de Connie prendra fin au matin, et lui aussi sera embarqué dans un véhicule de police, un sort bien plus doux que celui réservé au personnage de Buddy Duress. Malgré les rencontres effrénées qui auront meublé la nuit jusqu’à l’implosion, Connie se retrouve seul, tout comme les autres âmes errantes de la foule new-yorkaise. Le film se termine sur une séance de jeu/thérapie offerte à Nick et d’autres handicapés : les patients, séparés en deux groupes, doivent traverser la pièce à chaque fois qu’ils souhaitent répondre oui à une question. « Traversez la pièce si vous vous sentez souvent seuls », entend-on alors que défile le générique de fin. Les participants traversent la pièce, se croisant sans se rencontrer.

 

 

États-Unis, Luxembourg 2017. Ré.: Ben Safdie, Joshua Safdie. Scé.: Ronald Bronstein, Joshua Safdie. Ph.  Sean Price Williams. Mont.: Ronald Bronstein, Joshua Safdie. Son : Evan Mangiamele.  Mus.: Daniel Lopatin, Tamar Aphek, Ran Bagno. Int.: Robert Pattinson, Ben Safdie, Jennifer Jason Leigh, Buddy Duress, Taliah Webster. 100 minutes. Dist.: Entract Films.


25 août 2017