Grâce à Dieu
François Ozon
par Cédric Laval
La sortie du dernier film de François Ozon, Grâce à Dieu, ne pouvait être d’une plus brûlante actualité. Coïncidant, en France, avec la condamnation du cardinal Barbarin pour « non-dénonciation de mauvais traitements », il prend l’affiche, au Québec, quelques jours après que l’archevêché de Montréal eut annoncé le lancement d’une enquête sur la pédophilie dans l’Église depuis 1950, non sans que des voix s’élèvent pour questionner l’impartialité d’une telle enquête. On pourrait, avec une bonne dose d’ironie, discerner la main de Dieu derrière cette coïncidence du réel et du cinéma, si les hommes qui sont censés porter sa parole n’étaient pas en première ligne d’une œuvre chargée de dire ce que l’Église a voulu taire. De fait, si le film se présente d’emblée comme une fiction basée sur des faits réels, François Ozon ne prend pas la peine de changer les noms de ceux qui ont été incriminés dans ce scandale impliquant la hiérarchie ecclésiastique du diocèse de Lyon. Dans le film, comme dans la réalité, le père Preynat a abusé d’enfants pendant de nombreuses années, alors même qu’il avait alerté sa hiérarchie sur ses tendances pédophiles ; dans le film, comme dans la réalité, le cardinal Barbarin a protégé l’Église catholique en cherchant à diluer sa responsabilité institutionnelle dans le processus du pardon individuel, tout symbolique. Si l’ombre portée de ces deux figures coupables hante de nombreuses scènes du film, et s’incarnent, à quelques reprises, dans des face-à-face glaçants de remords, de souffrance et de componction mêlés, la caméra d’Ozon s’attache avant tout au point de vue des victimes, divisant le film en trois segments d’égale importance, consacrés à Alexandre (Melvil Poupaud), François (Denis Ménochet) et Emmanuel (Swann Arlaud), trois des nombreux enfants, devenus adultes, qui cherchent à libérer leur parole, en même temps que leur vie, du secret qui les étrangle.
C’est la première fois que le réalisateur français se confronte à la forme très codifiée, presque rigide, du film-enquête. Contrairement à Spotlight qui, sur un sujet assez proche, adoptait le rythme effréné, très hollywoodien, de l’enquête journalistique, Ozon se réclame, au fil de la progression du film, d’une tradition plus française, qui fait primer la psychologie des personnages sur les faits racontés. On ne s’étonnera donc pas de trouver plus fortes les scènes de famille, de couple, les confrontations des victimes adultes avec le prêtre qui a abusé d’elles, alors que le réalisateur a recours à des artifices de mise en scène plus maladroits (personnages en marche dans des couloirs ou des escaliers sans fin, échanges de courriers lus en voix off sur des images qui font progresser l’action…) lorsqu’il s’agit de donner du rythme à son enquête. Car l’essentiel n’est pas, n’est plus, dans le détail de ce qui s’est passé (les quelques scènes qui reconstituent, de manière elliptique, les agressions du prêtre sur les enfants sonnent presque faux dans les vagues d’émotions libérées par la parole des adultes) mais dans les dommages collatéraux que ces actes pédophiles ont eu sur la vie de chacune des victimes et de leur entourage. C’est là une première couche de sédimentation du film qui révèle, par épisodes successifs, les séquelles psychologiques des différents personnages en produisant, chez le spectateur, des décharges émotives d’autant plus efficaces qu’elles donnent lieu à des performances d’acteurs-trices mémorables (mention spéciale à l’excellent Swann Arlaud dans le dernier tiers du film).
La deuxième couche, moins épidermique mais tout aussi passionnante, touche à la matière sociologique du film. Du bourgeois catholique lyonnais au prolétaire qui a galéré toute sa vie, François Ozon opère avec habileté un plan en coupe de la société française sans esquiver les tensions qui la parcourent. Loin de niveler les différences sociales, le statut de victime les révèle au grand jour. Si Emmanuel pose un regard envieux sur la famille épanouie d’Alexandre, sa compagne jette un regard hargneux sur ces « bourges » qui ne semblent pas avoir souffert avec la même intensité. Un ouvrier, rencontré par Alexandre dans le premier tiers du film, rejette avec violence sa requête pour qu’il témoigne lors d’un éventuel procès : il a l’impression que sa vie lui a été volée, quand l’homme cravaté qui lui fait face a eu au moins la chance de se (re)construire. Le questionnement moral qui est au centre du film se double ainsi d’un questionnement social pour le moins troublant : y a-t-il amplification du déterminisme social par le crime ? indépendamment de leur personnalité, les victimes ont-elles socialement des chances égales de s’en tirer ?
Enfin, la dernière couche, la plus discrète et la plus profonde, celle qui traverse le film en filigrane, touche à la foi, prise dans un sens très large. La foi trahie d’un enfant dans un adulte qu’il révère ; la foi égarée d’un fils dans un père qui ne le comprend pas ; la foi d’une épouse dans le combat de son mari ; la foi dans le système de justice ; la foi dans le pardon… Autant de déclinaisons (non exhaustives) de ce motif de la foi qui jalonnent le chemin de ces hommes en train de se reconstruire. Que le film se conclue sur le questionnement d’un fils à son père sur le mystère suprême de la foi (« Est-ce que tu crois toujours en Dieu ? ») semble un aboutissement naturel ; qu’il laisse en suspens la réponse du père et l’abandonne, lui et le spectateur, dans le secret de sa conscience, est son ultime grâce…
4 avril 2019