GRAND THEFT HAMLET
Pinny Grylls et Sam Crane
par Laurence Olivier
La très populaire franchise de jeux vidéo Grand Theft Auto (GTA pour les intimes), qui existe depuis 1997, a connu pour la première fois en 2013 une version en ligne, offrant à l’univers de gangsters son pendant multijoueur : Grand Theft Auto Online. Les vols de voitures, escroqueries, meurtres, investissements immobiliers et autres trafics ayant lieu dans la ville fictive de Los Santos peuvent depuis lors se vivre en équipe ou se faire en concurrence avec des adversaires réels grâce au jeu en réseau. Dans ce monde ouvert qui se prête à l’exploration libre et à la déambulation en dehors des quêtes spécifiques au jeu, Sam Crane et Mark Oosterveen, deux acteurs britanniques en congé forcé à cause de la pandémie de COVID-19, découvrent un amphithéâtre. Il n’en faut pas plus pour leur donner l’idée de produire et mettre en scène dans son entièreté un classique de Shakespeare à même le jeu, les forçant à composer avec le contexte hautement imprévisible de GTA tout en trouvant des manières créatives de tirer profit de ses possibilités les plus folles. Grand Theft Hamlet est une sorte de making-of de leur entreprise théâtrale : un documentaire intégralement filmé à l’intérieur du jeu et usant astucieusement de ce que permet son dispositif.
Tous les protagonistes sont donc ici représentés par leurs avatars, et on entend leurs voix réelles lors de leurs interactions dans l’univers vidéoludique. Crane et Oosterveen sont rapidement rejoints dans leur projet par Pinny Grylls, qui documente la création de la pièce et cosigne la réalisation du film avec Crane. L’avatar de Grylls agit le plus souvent en tant que « caméra » et fait d’elle la directrice photo du documentaire : c’est la captation de son point de vue, fonctionnalité permise par le jeu, qui constituera la majeure partie des images du film. Le film fait ainsi état des embûches rencontrées dans ce projet hors norme, met à jour les doutes des deux comédiens et créateurs, et rend compte des différentes étapes ayant mené à la représentation finale de Hamlet pour GTA Online.
Rapidement, les trois artistes utilisent ce que la plateforme permet en matière d’annonces et de création de communautés afin de passer par les étapes conventionnelles d’une production théâtrale : appel de casting, auditions, réunions d’équipe, répétitions, représentation. Cependant, dans cet imprévisible univers multijoueur, les tentatives de la troupe se soldent souvent par des explosions ou des tirs à bout portant de la part de quidams, qui interrompent les répétitions et mettent en péril la possibilité de produire la pièce sans que les comédien·ne·s ne se fassent fusiller ou faucher par une voiture sport. Mais c’est également ce contexte qui ouvre les avenues les plus fantastiques pour la mise en scène du Hamlet virtuel : l’immense ville de Los Santos regorge de points de vue inspirants, et le jeu permet d’acquérir jets privés, hélicoptères, ballons dirigeables, lesquels deviennent ainsi soit le décor d’un acte, soit le moyen de transport entre les différents lieux de la mise en scène, avec un excès que peu de films – et encore moins de productions théâtrales – pourraient se permettre. Une telle extravagance sous les palmiers, bercée par les pentamètres iambiques du barde, rappelle inévitablement le décor tropical, la violence armée et les couleurs criardes du Romeo + Juliet de Baz Luhrmann, et cette rencontre de la pièce de Shakespeare et du jeu ultraviolent paraît tout à coup aller de soi, comme si ces éléments que tout oppose étaient en réalité faits l’un pour l’autre.
L’enthousiasme et la passion des créateurs nous aident à passer outre le côté artificiel de certaines conversationsorchestrées au sein du jeu afin qu’elles fassent partie du film. Si plusieurs interactions paraissent organiques, d’autres semblent forcées, par exemple lorsqu’un comédien ayant décroché un « vrai » rôle hors du jeu doit rejoindre Sam et Mark sur la plateforme pour annoncer qu’il se désiste (et clôt la conversation en fusillant les deux avatars). La nature même du jeu fait que l’on suit souvent un des avatars dans ses déambulations, en entendant ses doutes et ses remises en question sur l’entreprise. D’abord efficace, ce choix de mise en scène qui juxtapose images génériques du jeu et voix off (probablement captées indépendamment) finit par lasser, peut-être parce qu’il est le plus près d’une expérience de jeu « normale » et que le film y perd en inventivité et en dynamisme. Mais ce sont également ces moments qui permettent de tracer des parallèles fructueux entre les doutes des artistes et les tiraillements du personnage-titre de la pièce de Shakespeare, accordant une densité et un sérieux à la quête de Sam Crane et Mark Oosterveen – jusqu’à ce que ce sérieux soit pulvérisé par les scènes de groupe, toujours propices au cabotinage et aux explosions.
La folle et ambitieuse bizarrerie du projet de monter une réelle production théâtrale dans un univers vidéoludique accorde toute sa raison d’être à sa captation par Pinny Grylls. L’entreprise paraît si risquée, si complexe, si absurde qu’on ne peut que se réjouir lorsque les acteurs et actrices réussissent leur tour de force. Leur production devient une image de la création dans l’adversité : l’adversité pandémique de la fermeture des théâtres et de la mise à pied des comédien·ne·s, incarnée ici par celle, virtuelle, des attaques armées et autres dérangements propres au monde du jeu vidéo. Par cette pure création shakespearienne en territoire hostile, les protagonistes paraissent prêcher dans le désert, et cet acte porte dans sa gratuité quelque chose d’immensément joyeux. On se prend donc à applaudir deux créations : celle du Halmet virtuel, dont on voit des extraits achevés, et celle du film de Grylls et Crane. Si la pièce dans le jeu impressionne davantage par sa simple existence que par la qualité de sa réalisation, on se réjouit cependant que la production éphémère soit immortalisée par le film. Grand Theft Hamlet ouvre ainsi son discours au-delà du jeu et au-delà de la pièce, et nous parle avec sérieux (et sourire en coin) de l’absurdité de l’art et de son absolue nécessité.
8 mai 2025