GRAND TOUR
Miguel Gomes
par Alice Michaud-Lapointe
Grand Tour, le sixième long métrage de Miguel Gomes, s’ouvre sur une image symbolique intrigante : une grande roue, filmée de nuit, au milieu des lumières clignotantes d’une ville d’Asie encore inconnue. La grande attraction n’a étrangement pas de moteur propre ; elle est activée par des acrobates, qui, à force de contorsions, l’escaladent et lui donnent par poussées son élan. La machine de fer, lancée vers l’avant, commence alors son tournoiement. « La Roue, c’est l’image même du Cinéma, qui est une machine à tourner et qui a tendance à tourner sur place », écrivait déjà en 1923 dans Cinémagazine le critique français Émile Vuillermoz à propos du film éponyme d’Abel Gance. Si, dans le film de Gance, le motif giratoire renvoie au destin ainsi qu’au labeur humain, physique et mécanique, il nous invite chez Gomes non pas à une cyclicité répétitive, mais à une relation à un temps de l’émerveillement, où le médium redevient un vecteur de magie, d’imprévisibilité et charrie une mémoire des affects que suscitaient l’art forain et le cinéma des premiers temps.
À la fois travelogue contemporain et road movie déroutant en Asie du Sud-Est des années 1910, Grand Tour tient du tour de manège, ne serait-ce que par l’expérience de tournage atypique qu’il représente et les nombreux entrecroisements et bifurcations entre fiction et documentaire qui bousculent la trame du film. Flottant entre deux régimes d’images, le film mêle une fiction tournée en studio aux images documentaires rassemblées par Gomes et son équipe alors qu’il composait le journal filmé de son propre « grand tour » d’Asie (interrompu en Chine en 2020 par la pandémie… et qui a mené Gomes à diriger le film depuis le Portugal par visioconférence !). Grand Tour nous entraîne ainsi dans une traversée languissante, un conte marqué par des dérives spatiotemporelles et des anachronismes ponctuels, qui débute en 1917, dans une Birmanie colonisée par l’Empire britannique. Edward Abbott, fonctionnaire anglais un peu impassible attaché à une administration de Mandalay, est fiancé à Molly Singleton depuis sept ans. Alors qu’elle est en route pour Rangoun afin de sceller leur union, Edward part dans une cavale de runaway husband qui le mènera de la Birmanie à la Chine, en passant par Singapour, Bangkok, Saigon, Manille, Osaka. Une course-poursuite scinde le film en deux parties : la première moitié, inspirée des comédies de remariage américaines des années 1930-1940, trace l’échappée d’Edward, et se révèle tantôt méditative, tantôt mélancolique. Dans la deuxième moitié, on suit Molly à la recherche de son fiancé perdu – nous revient cette image de boomerang, de looping, où ce qui s’avance recule nécessairement –, et celle-ci confère à Grand Tour un ton au départ léger puis tragi-comique, Molly réagissant à la lâcheté de son mari fugueur par des pouffées de rires nerveux et une désinvolture cryptée.
Les réactions perpétuellement décalées de Molly – ce personnage n’étant pas sans rappeler la Molly Bloom d’Ulysse de James Joyce – n’ont d’égale que l’absence au monde d’Edward et sont l’un des nombreux écarts qu’on expérimente dans ce Grand Tour, comme si on tanguait toujours entre plusieurs réalités, types d’images, langues, codes de compréhension (littéraire, politique, cinématographique), dans un mouvement de balancier qui nous fait valser avec le pouls changeant du film. Les images documentaires prises en Asie cohabitent avec la matière fictive, le noir et blanc surexposé et granuleux avec quelques passages en couleur, dans une simultanéité étonnante où les surimpressions expriment une stratification temporelle. La juxtaposition des images semble ainsi laisser planer cette question : combien de morceaux d’histoire, de rêves, de visions se recomposent et se décomposent, d’hier à aujourd’hui, de 1917 à 2020 ?
À cette question insoluble, Gomes trouve des réponses du côté de l’artificialité, du dérèglement, son cinéma ne visant pas à relinéariser l’étendue d’un regard sur l’Asie ou à créer des liens associatifs à tout prix entre visions occidentale et orientale, mais à observer ce qui se dépose, souvent à notre insu, entre les époques, dans les interstices du montage. Le commentaire critique sur le passé colonial qui émane de cette opération extrême de bricolage en ressort quelque peu diffus, voire estompé, au détriment de l’ampleur du projet formel que représente Grand Tour, et qui s’est construit sur une acceptation du chaos exploratoire, de la coïncidence et sur un accueil à ce qui demeure de l’ordre de l’imperceptible. Basé sur trois pages du récit Un gentleman en Asie du romancier anglais William Somerset Maugham, le film de Gomes puise globalement dans la littérature de voyage, le roman d’aventures du 19e siècle à la Joseph Conrad et la tradition du conte folklorique. Volontairement surplombantes, ces inspirations littéraires servent néanmoins avant tout de socle à l’élaboration d’une atmosphère romanesque, « connectée » à cet imaginaire colonial, plutôt qu’à une relecture de fond de cette littérature. Gomes choisit des voies de subversion plus ambiguës et moins frontales, le réalisateur se laissant guider par ses motifs privilégiés de retournement et de disjonction pour inventer de nouvelles directions à son récit postcolonial. Celles-ci se déploient en grande partie par le choix d’avenues esthétiques singulières, qu’on pense à cette narration multiple en voix off, où ce n’est plus l’Occidental qui raconte son récit de voyage mais une alternance de voix féminines et masculines en diverses langues asiatiques, à l’artificialité des décors en studio, qui instaurent une étrangeté au sein de l’illusion linéaire du récit, ou encore au fait qu’Edward, personnage principal, représentant de cet Empire britannique au bord de la dissolution, est « raconté » par d’autres mais ne figure pas dans la plupart des plans, comme s’il fuyait son propre récit et oscillait vers un « au-delà » de l’image.
Par ses digressions, ses voies de traverse, ses anachronismes qui surviennent comme des ponctuations dissonantes et ludiques au fil du récit, Grand Tour cherche à raviver un élément important de notre rapport intime au cinéma : les images portent en elles un pouvoir de fascination sensorielle, avec laquelle il nous faut renouer pour élargir l’idée qu’on se fait du voyage, de la traversée. Le « grand tour » se traduit chez Gomes par cette envie d’œuvrer à une disponibilité des sens et des affects où l’on est prêt à se laisser atteindre, à reconsidérer ce qu’on croyait voir ou connaître – paysages, villes, sensations, temporalités – pour y découvrir de nouveaux réseaux de sens ou embranchements, et, sans doute, pour reconstruire collectivement quelque chose d’un rapport à la candeur et au ravissement (dans leur sens le moins niais). Notre époque est faite de plusieurs époques ; ce film contient plusieurs films, dont plusieurs ne sont pas montrés, simplement évoqués. Le spectacle métaphorique de cette grande roue perdure dans la pensée, mais elle n’est pas seule, un autre motif l’accompagne et nous imprègne : l’avancée d’un train sur ses rails. Image des tout débuts du cinéma qui sert aussi de continuum visuel et de figure de transition pour Gomes, le train nous transporte, rondement, sûrement, travelling avant, puis travelling arrière, au fil du récit pour nous rappeler que tout a déjà commencé, que tout recommence déjà, et que rien n’est vraiment ce qu’il est : ce n’est pas l’Orient, ce n’est pas un film sur le colonialisme, ce n’est pas vraiment un temps scellé en 1918 ou en 2020, peut-être seulement un déplacement du réel, un louvoiement ininterrompu qui prend tantôt la forme d’un songe, d’une convergence fortuite ou d’un roman commencé par la fin.
10 avril 2025