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Critiques

GRAVER L’HOMME : ARRÊT SUR PIERRE HÉBERT

Loïc Darses

par Robert Daudelin

Étrangement, le magnifique coffret Pierre Hébert : la science des images animées (2007) de la collection Mémoire de l’ONF ne comportait aucun film sur le cinéaste, comme c’était pourtant la coutume de cette collection. Aussi peut-on penser que c’est pour pallier cette absence que l’ONF a récemment sollicité les bons offices de Loïc Darses – auteur du percutant La fin des terres (2019) – pour réaliser un portrait de Pierre Hébert. Or ce qui aurait pu n’être qu’une commande correctement remplie est devenu, comme aime le dire le réalisateur, la rencontre d’un créateur prolifique (quelque 40 films) et célébré et d’un jeune cinéaste en début de carrière.

Cette rencontre se construit à partir d’un examen systématique de l’œuvre animée de Pierre Hébert, de Histoire grise (1962) à Le mont Fuji vu d’un train en marche (2023). Pour ce faire, Darses a imaginé un dispositif relativement simple, mais néanmoins audacieux, voire téméraire : Pierre Hébert est confortablement installé dans un gros fauteuil, face à un téléviseur sur lequel défilent ses films, dans l’ordre chronologique de leur création. Bien que Darses ne soit pas présent à l’écran et que les questions qu’il pose à son invité n’aient pas été conservées dans la bande sonore, il est clair que, au-delà de l’écran télé, c’est un dialogue auquel nous assistons. Au passage, Hébert fera remarquer ironiquement qu’on lui a fait adopter la position peu confortable de Monsieur Michel, le héros de son film La plante humaine (1996), victime des images agressantes de la télévision dont il est devenu accro.

Même s’il est assujetti à une stricte chronologie, le film n’a rien d’une énumération : les propos d’Hébert, aussi précis soient-ils sur les films évoqués, ont une portée beaucoup plus large. Sur l’aspect technique de son travail de gravure sur pellicule – fort différent si le support est de 16 ou de 35 mm, nous apprend-il ; sur le passage de l’isolement de l’animateur à la création d’un film en direct, pour les besoins d’une performance devant un public avec musiciens comme complices ; sur la discipline qui permet la liberté du geste ; sur le cinéma et sa réalité optique ; et, plus largement, sur l’art, sa fonction, son importance et son mystère.

homme assis avec gravure sur la photo

Ce dispositif qu’on peut qualifier de frontal n’est pas sans étonner et peut même susciter quelques craintes. Mais rien de tout cela ne subsiste une fois notre étonnement passé. Tourné en studio, avec un travail d’éclairage d’une grande précision qui valorise le choix du noir et blanc, le film trouve sa force dans un savant équilibre entre le portrait d’un créateur qui réfléchit à voix haute à son art et au cheminement qu’il lui a imposé, et à une réelle émotion qui naît de l’aventure humaine qui nous est contée, y compris avec ses quelques détours, aussi précieux que discrets, dans l’intimité du créateur (sa vie de couple, ses problèmes de santé). Cette émotion est tout aussi présente dans les moments où nous voyons Hébert graver sur la pellicule avec des gestes d’enlumineur, et également dans cette brève séquence où, dans le confort de sa maison en forêt, il retouche un dessin en train de naître.

Citoyen du monde – au passage, il rappelle les engagements politiques qui l’ont éloigné pour un moment du cinéma – Pierre Hébert s’approprie ce monde avec ses outils si particuliers. La riche série « Lieux et monuments », qui, souvent au hasard des voyages de performances (notamment avec le musicien américain Bob Ostertag), s’édifie magnifiquement depuis 2009, dit bien cette complicité avec la planète et ses habitants : de Prague, à Rivière-au-Tonnerre, en passant par Lyon, Charlottesville et les églises romanes si chères au cœur d’André Bazin, il magnifie ces lieux en multipliant les interventions  dans les images qu’il a recueillies au passage avec sa petite caméra numérique. Ici, le cinéma de prises de vues réelles et le cinéma d’animation ne font plus qu’un, totalement confondus dans le geste du créateur.

Pierre Hébert a beaucoup écrit sur sa pratique de cinéaste, dont trois livres précieux pour comprendre sa démarche, le cinéma d’animation et, plus largement, le cinéma en général. C’est en quelque sorte cette réflexion qu’à l’invitation attentionnée de Loïc Darses il poursuit à chaud dans Graver l’homme avec, comme supplément, la générosité de sa personne, son humour et sa capacité exceptionnelle à élucider les mystères du cinéma.

L’ultime séquence du film (Hébert sur la scène d’un grand théâtre réalise un film en direct à l’occasion d’une hypothétique performance), en parfaite continuité avec le plan d’ouverture, est l’occasion pour l’animateur de prendre sa revanche sur le film : les prises de vues sont à nouveau prises en otage par des éclats de gravure sur la pellicule, Pierre Hébert disparaît sous ses propres dessins, reprenant ainsi possession du film qui célébrait son travail.

Graver l’homme, voyage passionnant à travers une œuvre multiple, se termine sur le mot « persistance » dont Pierre Hébert se réclame pour définir sa démarche, son engagement d’artiste. Peut-être avait-il aussi en tête le phénomène optique de la persistance rétinienne grâce auquel le cinéma existe…


10 mai 2024