Greener Grass
Jocelyn DeBoer et Dawn Luebbe
par Jérôme Michaud
Greener Grass arrive comme un vent de fraîcheur dans le milieu de la comédie cinématographique – et on peut s’en réjouir – mais cela n’est pas sans rappeler à quel point ce genre mal-aimé peine à se réinventer au fil du temps. La grande force du film, qui lui permet de se distinguer des autres productions en vogue, est son absurdité tonitruante, affichant un comique ostentatoire et sans détour. Cette façon de procéder permet au duo de cinéastes DeBoer et Luebber de creuser un écart immense entre la réalité mondaine et le monde filmique qu’elles présentent, faisant ainsi émerger un humour ultra efficace assorti d’une pointe critique capable de donner à réfléchir.
Le premier long métrage des deux réalisatrices propose un univers rétro pastel emblématique des années 1990 dans lequel tous les adultes sont aseptisés et sans taches, tant au niveau psychologique que physique. Un constant sourire béat et des vêtements propres sont de mise, de même que le port de broches dentaires dont la valeur ornementale se rapproche de celle que confèrent les grillzs aux dandys bling-bling. Dans ce monde d’emblée farfelu, Jill (Jocelyn DeBoer) offre sur un coup de tête son bébé à sa bonne amie Lisa (Dawn Luebbe), un peu comme des enfants qui s’échangeraient spontanément des poupées. S’ensuivra une pléthore de péripéties succulemment truculentes : Jill et Lisa inverseront par mégarde leur conjoint ; Julian, fils de Jill, se transformera inopinément en chien après s’être laissé tomber dans une piscine ; Lisa accouchera d’un ballon de soccer que tous considéreront comme un enfant ; etc. Tournant en ridicule la rectitude absolue des personnes débordantes de conformisme, les cinéastes dessinent du même coup les contours de la mesquinerie de la petite bourgeoise, qui se manifeste toujours de façon détournée et souterraine, jamais frontalement. Le film souligne habilement la bêtise des gens prisonniers des moules sociaux, incapables de prendre des initiatives pour s’en défaire, d’enfreindre un quelconque dogme moral qui les positionnerait en marge. Dans Greener Grass, on fait constamment mine d’être gentil, mais il se trame parfois sous les apparences angéliques des intentions sadiques de faire souffrir son prochain, juste pour se conforter dans l’idée que l’on réussit mieux que lui. Dans un milieu de vie aussi balisé, les tentatives d’émancipation semblent compromises et ne peuvent advenir qu’au détriment d’une perte de stabilité mentale : entre folie et rejet social, les options sont minces.
Si Greener Grass fonctionne si bien, c’est parce que son esthétique y est pour beaucoup. Les images pastel, dénotant judicieusement la javellisation des personnages, sont légèrement surexposées et diffuses dans les zones les plus éclairées, surtout dans les scènes extérieures, ce qui donne un sentiment de fantaisie rose bonbon renforçant la fausseté du monde idéalisé que le film dénonce. À cette photographie scintillante et délavée s’adjoint un style de jeu emphatique volontairement ridicule que les cinéastes enrobent astucieusement d’une musique kitsch rappelant les pièces musicales aux tonalités mélodramatiques composées par Badalamenti pour Twin Peaks. DeBoer et Luebbe complètent leur recette avec des zooms appuyés, trop rapides ou s’étirant en longueur, et des ralentis flagorneurs que les expressions exagérées des acteurs rendent d’autant plus risibles. La première scène, et particulièrement le moment où Jill cède son bébé à Lisa, cristallise en ouverture tous ces procédés lesquels, il faut malheureusement le souligner, perdront un peu de leur lustre au fil du film.
Cet essoufflement n’est pas étranger à la genèse de l’œuvre. Si le titre Greener Grass n’est pas inconnu du spectateur, c’est qu’il a peut-être entendu parler du court métrage éponyme scénarisé par le duo DeBoer et Luebbe qui est sorti en 2015. Cette pratique de transposer un court métrage en long métrage est assez fréquente depuis le début des années 2000. On peut ici penser à Whiplash (2013 et 2014), Sleeping Giant (2014 et 2015) ou encore à Thunder Road (2016 et 2018). Alors que Whiplash et Thunder Road se servaient de l’unique scène du court métrage comme amorce pour déployer l’histoire de leurs personnages, la version de 2019 de Greener Grass reprend l’entièreté de la trame narrative du court dont il est issu. Les cinéastes ont donc travaillé à développer une histoire déjà existante pour en faire un long métrage, ajoutant et modifiant des scènes pour étoffer leur récit. Et c’est précisément sur ce point qu’elles ont échoué à optimiser l’enchaînement des segments, ce qui aurait eu pour effet de renforcer le mouvement d’ensemble du film. La série des péripéties proposées ressemble plutôt à une empilade de vignettes qui peinent à faire plus qu’entériner l’absurdité déjà manifeste de l’univers et de la vie des personnages. Malgré cela, Greener Grass demeure tout de même l’une des comédies les plus novatrices de la dernière année. Alors que la comédie cinématographique n’est pas dans sa période la plus florissante, DeBoer et Luebbe amènent une tonalité vivifiante qui promet pour le futur, tant que les deux réalisatrices seront capables de rester elles-mêmes en marge.
28 février 2020