Habemus Papam
Nanni Moretti
par Apolline Caron-Ottavi
Habemus Papam, le dernier film de Nanni Moretti, n’est pas ce qu’il semble être. Ce n’est pas un film sur la religion, ni sur la rencontre improbable d’un Pape et d’un psychanalyste. Ce n’est pas une simple satire ou un simple amusement mineur dans l’uvre du cinéaste, mais au contraire l’un de ses plus grands films. Un film à la fois grave et léger, et surtout une uvre subversive, éminemment politique. Tout à fait ce dont nous avons besoin en ce moment sur les écrans
En choisissant comme personnage le Pape, Moretti nous parle en réalité de la question du pouvoir. Le Vatican lui permet de rappeler la dimension morale qui accompagne la responsabilité de siéger si haut. Dans les magnifiques séquences du début (la marche solennelle, le concile), Moretti nous fait voir que ces vieux bonshommes en toge, même s’ils sont peut-être anachroniques, semblent encore avoir et incarner dans leurs rituels une conscience des responsabilités, une honnêteté vis-à-vis de leur tâche. Et il y a de quoi être effrayé. Élu par défaut à la place des autres, le Pape Melville, tout comme le grand héros moderne de l’auteur du même nom, « préférerait ne pas ». Et il s’enfuit à travers Rome. C’est toute l’inquiétude du film : qui peut encore assumer les responsabilités du pouvoir, alors même qu’il y aurait tant à faire, comme le dit lui-même Melville ? Ce pouvoir au fond, ne donne que l’impuissance. À travers l’humilité dont fait preuve Melville face à la trop haute attente d’un monde en quête de sens, Moretti questionne ainsi l’impasse du pouvoir de nos jours : ceux qui l’ont ne sont pas forcément humbles, et ceux qui sont humbles ne peuvent plus assumer les responsabilités, ou se retrouvent impuissants face à des mécanismes qui les dépassent. On peut lire Habemus Papam au crible de la politique actuelle, sans que toutefois le film tombe dans l’actualité politique, mais place sa réflexion sur un plan allégorique : c’est là sa grande force.
La partie du film qui suit la fugue du Pape est digne du meilleur de Moretti. D’un côté, la marche dans Rome d’un vieil homme l’immense Piccoli, dans sa plus émouvante fragilité qui tente de retrouver l’essence de la foi, dans son dénuement, façon Saint-François d’Assise vu par Rossellini ; le Pape Melville retrouve la simple beauté du monde : les simples plaisirs de la déambulation et de l’observation du monde quotidien, dont Moretti s’est toujours montré le maître, notamment dans Journal intime. De l’autre, le plaisir jubilatoire du cinéaste de faire dérailler le monde, tout en lui redonnant un peu de lyrisme et de fantaisie : c’est le match de volley-ball au Vatican on pense au magnifique Palombella Rossa et l’intrusion malicieuse d’un Moretti pragmatique et provocateur dans le huis clos des religieux, qui tout en ironisant sur l’absence de sens de la vie, leur permet de redevenir une communauté vivante et de se retrouver (par le sport ou par le cinéma).
Des deux côtés nous avons des enfants inquiets de devoir jouer les adultes, ou bien des adultes désireux de redevenir quelques instants des enfants Malgré son amusement habituel, jamais le regard de Moretti n’a été aussi mélancolique qu’ici. Melville ne croise au cours de sa promenade que des solitudes, encore plus grandes que la sienne. Lui, coupé du monde, découvre que ceux qui le peuplent ne sont pas moins que lui désorientés et désillusionnés, et chacun isolé à sa façon. Une psychanalyste, mère de famille débordée, dont la théorie de la « carence de soins » est peut-être une obsession issue avant tout de sa propre vie. Un acteur de théâtre devenu fou, qui incarne tous les personnages d’une pièce de Tchekov (où sont évoqués justement les espoirs déçus de qui aurait voulu être un autre), sans plus être capable de recevoir la réplique des autres. Ou encore un homme au bord de la crise de nerfs dans le bus. Partout, Melville se heurte à des murs, des sourds ou des muets (la cacophonie de la troupe de théâtre au restaurant, chacun déclamant son rôle sans plus s’écouter), des hommes et des femmes qui, tout en cherchant à l’aider de bon cur, sont eux-mêmes en pleine crise, inquiets ou déçus devant la voie qu’ils ont prise. Melville n’a personne à qui confier ses propres doutes sur les capacités de l’église et sur le monde actuel, et finit par les raconter à haute voix à lui-même dans un bus rempli d’absents
Il y a près de soixante ans, André Bazin écrivait ceci, au sujet d’un autre grand cinéaste italien, Vittorio De Sica : « L’univers de De Sica cache un certain pessimisme, pessimisme nécessaire et dont nous ne lui serons jamais assez reconnaissants, parce qu’en celui-ci réside l’appel des possibles de l’homme, le témoignage de son ultime et irréfutable humanité ». C’est un peu cela que l’on retrouve dans Habemus Papam. Un pessimisme nécessaire, qui est pourtant un optimisme, en plaçant une profonde croyance en l’homme. Et en l’art, qui s’il ne peut pas donner de réponses, donne néanmoins un répondant lucide à la condition humaine. La tendresse de Moretti pour son pape et son attachement à explorer son humanité la plus simple font d’Habemus Papam un film lumineux, dont on sort effectivement avec un nouveau courage, à nouveau confiant en ces « possibles de l’homme ». Il faut vivre la violente inquiétude de certaines images un balcon déserté, aux rideaux rouges battus par le vent et ouvrant sur une béance, ou bien une foule à la dérive pour redonner une place à l’espoir. Un espoir nourri de cet humour tendre et naïf dont seul Moretti semble capable aujourd’hui et de ce goût de l’absurde qui nous manque trop souvent dans le cinéma contemporain.
Ce texte renvoie aux trois textes, signés Philippe Gajan et Jacques Kermabon, parus dans les numéros 153 et 157 de la revue 24 Images.
La bande-annonce d’Habemus Papam
3 mai 2012