Hail, Caesar!
Ethan Coen
par Elijah Bukreev
Le cinéma, dit-on, c’est terminé : le futur, ce sera la télévision. On se sent bien seul face à cette funeste déclaration qu’on assène comme une certitude depuis près d’un demi-siècle. De toute évidence, les frères Coen n’en croient rien, et c’est en faisant revivre l’âge d’or hollywoodien, en le déconstruisant pour ensuite le recréer à l’écran, qu’ils démontrent que le passé est une abstraction, au même titre que l’avenir.
À vrai dire, les frères Coen ne se sont jamais trop intéressés à la réalité bien qu’ils aient tout récemment collaboré au scénario de deux drames historiques qui se déroulent, d’ailleurs, autour des années 1940 et 1950, à savoir Unbroken et Bridge of Spies. Peut-être est-ce d’ailleurs pour se purger d’un excédent de sérieux qu’ils ont fait de Hail, Caesar! une comédie avec bien peu d’égard pour l’Histoire, parodiant au passage le genre de cinéma épique un peu imbu de lui-même auquel ils venaient de prêter leur plume.
Dans les coulisses du grand studio fictif Capitol Pictures, déjà présent dans Barton Fink, les idées reçues sur l’industrie du cinéma américain des années 1950 se bousculent, les théories du complot trouvent leur confirmation et les dates et les faits, qui se confondent de façon anachronique, n’ont pas de réelle importance. Non, chez les frères Coen, l’Histoire et le cinéma n’ont décidément rien à voir : c’est à la mémoire collective qu’il faut rester fidèle. Et puis, seule importe la logique interne au scénario : c’est elle qui alimente les petites touches et les menus détails qu’on ne remarque jamais la première fois, mais qui se répondent impeccablement et contribuent à la trame infiniment riche du film.
Lire un film des frères Coen, c’est en grande partie lire entre les lignes. Hail, Caesar! est un film qui cherche à séduire, et il y a effectivement matière à séduction, mais derrière cocasseries et exercices de style, on trouve une remarquable réflexion sur la religion et le temps, mais surtout une plongée dans la peur de l’inconnu. Pour Eddie Mannix, une sorte d’ange gardien professionnel qui s’occupe de gérer les problèmes du studio pour continuer de faire vivre son image publique de prospérité, cet inconnu, c’est l’avenir. Et quelle belle ironie ici pour un personnage prisonnier d’un cadre temporel très précis : l’action se déroule en un peu plus de 24 heures, ce qui est constamment rappelé au spectateur par des plans de cadrans, de montres et d’horloges.
Hail, Caesar!, tout comme le péplum éponyme qui met en scène la Passion du Christ, se situe à un moment de transition de l’Histoire ; une nouvelle ère s’amorce, dans un cas celle du christianisme, dans l’autre celle d’un Hollywood disant adieu au Studio System. La même voix omnisciente narre à la fois le péplum et l’action principale du film, le tout sur un ton solennel qui fait porter à ce pauvre Mannix toute la lourdeur d’une tâche biblique, celle d’entretenir la foi en un système qui a perduré pendant plus de 20 ans. Mais Mannix est lui-même confronté à un choix qu’il devra faire entre l’industrie du cinéma et celle de la guerre, quand il reçoit une alléchante offre d’emploi par l’entremise du représentant d’une compagnie aéronautique.
C’est au cours de leur échange qu’intervient une photo de test nucléaire, et cette image a l’effet d’un électrochoc. Le vrai monde, ce n’est pas Hollywood mais cette réalité inquiétante, et la guerre, c’est du sérieux, nous dit-on. Sauf qu’à ce moment-là du film, on n’est pas du tout dans ce registre, et Mannix n’est somme toute pas un homme si sérieux que cela, car il ne quittera pas les studios. Pour une fois, le vide existentiel auquel font souvent face les personnages coéniens est comblé, et la résolution est trouvée dans le cinéma. Celui-ci devient un système de croyance à part entière, analogue au christianisme ou au communisme du groupe de kidnappeurs dont le nom, The Future, est un joli clin d’oeil.
Toute croyance, semblent dire les frères Coen, est arbitraire, car il ne s’agit fondamentalement que d’une illusion. Même lorsque les personnages sont en possession d’un livre qui prétend pouvoir expliquer le fonctionnement de l’univers, que ce soit le Mentaculus dans A Serious Man ou Le Capital dans Hail, Caesar!, les pistes se perdent rapidement, et au final chacun est confronté au silence. Il ne reste plus qu’à « accepter le mystère ». Et puis, comment ces personnages pourraient-ils comprendre leur place dans le monde qu’ils habitent s’ils ne sont pas capables de regarder la réalité en face ? Chacun la fuit comme il peut ; l’évasion étant la visée la plus pure du cinéma, celui-ci pourrait être la plus grande des illusions. On accuse parfois les frères Coen d’être nihilistes, car leurs films n’offrent généralement pour conclusion qu’un retour au point initial. Nihilistes, les frères Coen? Surement pas : Hail, Caesar! est un film profondément croyant, signé par deux célèbres adeptes du cinéma.
La bande annonce de Hail, Caesar!
4 mars 2016