Hale County This Morning, This Evening
RaMell Ross
par Carlos Solano
Sans ambiguïté, le propos central de Hale County This Morning, This Evening est indiqué dès l’ouverture du film : sous le regard d’une communauté afro-américaine, la caméra avance le long d’une rue. Au bout du parcours, une voiture de police attend. Ici, un simple mouvement de caméra énonce et rend sensible le sujet du film : l’arrivée d’un regard (précautionneux, jamais intrusif) dans un lieu, Hale County, dans l’Alabama, au cœur du Black Belt.
Pleinement conscient des enjeux éthiques d’un documentaire, RaMell Ross ne dissimule jamais sa présence en tant que cinéaste, allant parfois jusqu’à transformer le regard en véritable sujet de son film. Bien qu’à une distance toujours réfléchie, le regard de Ross s’offre simultanément en témoin passif et en interlocuteur d’une communauté, à l’écoute spontanée des ambitions d’avenir et des rêves d’émancipation exprimés par ses personnages. Que le visage d’une petite fille puisse s’approcher de l’objectif de la caméra jusqu’à faire couler l’image dans le flou complet laisse deviner la volonté de redonner une souveraineté absolue au personnage. Car, en un sens, Hale County reprend les choses là où Killer of Sheep (1978) de Charles Burnett les avait laissées sous forme de fiction : dans la délicatesse vouée aux relations humaines, dans le désir de restituer aux gestes du quotidien toute leur puissance poétique, dans la nécessité de se défaire du moindre signe d’apparition d’un cliché.
Etalé sur plusieurs années, puisqu’on assiste subtilement à la croissance des plus jeunes, à des relations qui se nouent et qui se brisent, le film s’assigne en outre la mission d’échapper aux présupposés attendus, c’est-à-dire à ceux qui ne cessent de nourrir l’imaginaire noir américain mais également aux stéréotypes qui structurent les conventions documentaires établies. À l’encontre de l’une des pratiques prédominantes du documentaire, le film refuse de s’agripper aux dramaturgies larmoyantes, privilégiant davantage l’esquisse d’un affect ; il ne s’agit pas tant d’affirmer la biographie d’un sujet que de décrire la pesanteur des corps.
Telle est l’ambition formelle et éthique de Hale County, rendue possible grâce à une démarche descriptive proche de celle d’un Terrence Malick : l’éloge du fragment comme lieu où se manifeste le sublime, disjonction entre l’image et le son, goût pour l’ellipse, métabolisation de l’ébauche en puissance lyrique. Une filiation formelle renouvelée et très personnelle qui tombe parfois cependant dans le piège de reconduire une certaine lourdeur métaphorique, comme lorsque le film nous invite à identifier l’effort physique en montrant quelques gouttes de sueur qui se versent sur le sol ou, de manière récurrente, à comprendre que le temps passe en accélérant l’image.
En-dehors d’un style qui tend parfois à verser dans le démonstratif, la véritable force de Hale County provient, précisément, des plans qui baignent dans l’indétermination, portés par des questions ouvertes, parfois énigmatiques. En atteste le moment où, alors qu’une voiture arrive dans ce qui, à tous égards, s’apparente à une résidence coloniale, Ross convoque l’apparition d’un plan montrant l’acteur afro-américain Bert Williams, « blackfacé » et archétypé à outrance, sortant d’un buisson dans Lime Kiln Club Field Day (1918). Ici, Hale County énonce son rapport au racisme : là où n’importe quel autre film aurait transformé en ressort dramaturgique (et non pas en vecteur politique) la violence faite à la communauté noire, Ross traite le racisme des blancs dans ce qu’il a de plus inquiétant, c’est-à-dire, dans sa dimension de latence et son ancrage historique. Au sein de la même séquence, immédiatement après, la combustion d’un pneu provoque l’image d’une fumée s’élevant dans le ciel, transpercée par des rayons lumineux se chargeant de dessiner un paradoxe : l’image s’offre alors en beauté plastique indéniable et, simultanément, en rappel de la violence historique puisqu’elle renvoie, droit comme une flèche, aux massacres et aux croix enflammées perpétrées par les membres du Ku Klux Kan. Réappropriation d’une Histoire, réel émaillé des strates d’une souffrance accumulée, image fantomatique (Apichatpong Weerasethakul a été le conseiller artistique du film), dans tous les cas, qu’un plan puisse se configurer dans l’ambivalence, voilà de quoi contrecarrer toute installation de clichés ; voilà de quoi revenir sans cesse vers Hale County.
2 février 2019