Critiques

Hanagatami

Nobuhiko Ōbayashi

par Alexandre Fontaine Rousseau

Sorti en 1977, Hausu (House) de Nobuhiko Ōbayashi est possiblement l’ultime film culte japonais. Son étrangeté formelle et narrative, à la fois drôle et déroutante, engendre aujourd’hui encore un mélange détonnant d’étonnement et de fascination. Rien ne ressemble à la mise en scène de Ōbayashi, surcharge sensorielle totale dont le rythme effréné génère paradoxalement une sorte de stupeur contemplative.

Mais malgré ses félins machiavéliques et ses pianos carnivores, son inventivité visuelle bricolée et son imaginaire débridé, Hausu reste un film étrangement mélancolique, une méditation à la fois naïve et mature sur la fin de l’amitié et la mortalité. L’enfance n’y est rien de plus qu’une saison qui passe, son enthousiasme s’effritant pour laisser place au regret de l’âge adulte ; et les spectres qui le hantent sont habités par une tristesse s’égarant dans l’éternité.

Hanagatami est un projet que Ōbayashi avait abandonné il y a plus de quarante ans pour tourner Hausu. Film testament réalisé alors que le cinéaste était atteint d’un cancer du poumon et que les médecins ne lui donnaient pas plus de six mois à vivre, ce long métrage qui devait être son dernier est le troisième qu’il consacre au thème de la guerre – après Casting Blossoms to the Sky (2012) et Seven Weeks (2014).

Né en 1938, Ōbayashi évoque ici le souvenir d’une enfance marquée par la certitude que « les hommes japonais naissent pour aller mourir à la guerre. » Nous sommes en 1941, dans le petit village de Karatsu. Le jeune Toshihiko, de retour au pays suite à un séjour à l’étranger, se lie d’amitié avec trois garçons excentriques : le beau Ukai, le ténébreux Kira et le bouffon Aso. D’emblée, nous savons que Toshihiko sera le seul du groupe à survivre.

Il n’y a dans le regard que Ōbayashi pose sur cette époque aucune nostalgie, seulement l’urgence de s’accrocher à ces fragments de mémoire qui nous sont arrachés par la vie. Comme dans Hausu, les émotions contradictoires cohabitent à l’intérieur d’une même image : le bonheur et la tristesse coexistent, s’entremêlant pour créer une sorte de mélancolie immanente qui traverse le film et le transcende.

C’est que chaque plan semble abriter deux temps, ce présent éphémère et son souvenir douloureux, comme si chaque scène représentait un retour toujours plus difficile vers le passé. Malgré la mort qui guette à l’horizon, semble dire Ōbayashi, il faut se construire de beaux souvenirs puisque c’est tout ce qu’il nous reste au bout du compte. Cette fatalité trouve un écho visuel dans cette surcharge surréaliste que cultive la mise en scène.

D’une extravagance formelle assumée, Hanagatami est un film où tout semble fabriqué. Aucun plan n’est pas trafiqué, les acteurs jouant devant des écrans verts avant d’être superposés, sans la moindre volonté de masquer ce trucage, à des paysages qui frémissent en arrière-plan. Cette méthode à la limite de l’amateurisme crée un effet de vertige étourdissant, à la fois absurde et sublime.

Le cinéma de Ōbayashi a toujours été à la limite du soap opera psychédélique, le cinéaste imaginant film après film une forme spécifiquement nippone où la surenchère visuelle amplifie l’intensité émotionnelle. L’influence profonde du manga sur son style donne naissance à des images qui paraissent « dessinées », tant elles s’éloignent du réalisme par leur texture et leur composition. Même la bande son est tributaire de cette esthétique du foisonnement et de la juxtaposition, les codes du théâtre Nô coexistant avec une trame sonore intrusive.

Du haut de ses 168 minutes, Hanagatami est une œuvre monumentale et épuisante, une expérience excessive où la grâce côtoie l’étourdissement. Avec ses ruptures incessantes d’axe et de ton, ses répétitions qui relèvent de la litanie poétique et ses paris techniques tarabiscotés, l’objet est inclassable. Mais il s’inscrit en ce sens dans la directe continuité de Hausu et de cette déconstruction du langage cinématographique qu’il proposait.

Que cette excentricité demeure quelques quarante ans plus tard la qualité la plus distinctive du cinéma de Nobuhiko Ōbayashi a de quoi rassurer. Le voici à l’article de la mort, ne regrettant rien de cette folie l’ayant poussé à jeter par-dessus bord le livre des règles emprisonnant le cinéma dans une forme convenue, convaincu que la beauté mérite d’être inventée et réinventée pour rester vitale et survivre à tout. Même à la mort.

 

Présenté lors de la dernière édition du Festival Fantasia, le film est actuellement disponible sur MUBI.


31 janvier 2019