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Critiques

HARD TRUTHS

Mike Leigh

par Sylvain Lavallée

Quand Pansy se réveille, elle hurle comme si elle sortait du pire cauchemar, à moins que ce ne soit le contact subit avec la réalité qui la ramène à sa douleur et lui arrache ce cri angoissé. Elle est constamment en colère, irritée par les moindres gestes de son fils, Moses (Tuwaine Barrett), et de son mari, Curtley (David Weber), et elle ne peut pas aller dans un commerce sans insulter les autres client·e·s autant que les vendeur·se·s — gare à la pauvre assistante dentaire qui doit insérer un appareil métallique pointu dans sa bouche ! Elle agit comme si toute forme d’opposition à ses désirs extrêmement précis et narcissiques était une forme d’agression à laquelle elle répond avec une violence inouïe ; elle redoute tant le monde extérieur qu’elle craint d’en faire entrer toute trace dans son logement impeccablement stérile, ne serait-ce qu’un simple bouquet de fleurs. On imagine que la résignation et l’inertie de son fils, renfermé et presque apathique, une silhouette imposante et massive qui essaie autant que possible de se fondre dans le décor, est un comportement appris pour éviter les injures de sa mère, qui dès lors ne peut que se montrer méprisante envers cette paresse. De même pour le silence de son mari, l’air solennel et calme : on se demande si seul un homme aussi peu expressif est en mesure de vivre auprès d’une telle femme, ou s’il s’agit, pour lui aussi, d’attitudes adoptées avec le temps, pour survivre dans le climat d’oppression maintenue par Pansy.

Il n’est pas aisé d’attirer notre empathie envers un tel personnage, mais Mike Leigh en a maintenant l’habitude (il n’y a qu’à penser à Johnny, le protagoniste de Naked [1993], l’un des plus détestables que le cinéma nous ait donné). Il y parvient en partie par l’humour : même si Pansy elle-même en est dépourvue, ses invectives sont variées et colorées, et elle explose avec tant de verve que l’excès apparaît parfois comique. Surtout, nous comprenons vite que sa colère naît de la douleur, qu’elle possède au moins une certaine conscience de son comportement autodestructeur, et l’interprétation de Marianne Jean-Baptiste souligne bien à quel point cette femme est prise dans un cercle vicieux où elle provoque les conflits qui alimentent son mépris envers les autres et envers elle-même. Sa parole est ferme et convaincue, son corps est raide, toujours sur le qui-vive, et ses mouvements sont secs, emphatiques, mais, en même temps, après les diatribes enflammées suit un silence encore plus inconfortable, pendant lequel son visage laisse poindre des hésitations, ou une sorte d’incompréhension par rapport à ses gestes, comme si elle ne comprenait pas plus que nous pourquoi elle est si violente.

femme fâchée en train de se faire coiffer

C’est tout l’envers de l’optométriste douce, pleine d’empathie, que jouait Jean-Baptiste dans Secrets & Lies (1996), un film avec lequel Hard Truths résonne de plusieurs manières : par son titre, déjà, mais aussi parce que l’actrice principale, dont le personnage était autrefois le secret de famille bien gardé, joue maintenant celle qui dit à tou·te·s leurs quatre vérités sans se gêner. Les deux œuvres se parlent jusque dans un climax fonctionnant de façon semblable, un repas où la présence du personnage de Jean-Baptiste menace de faire éclater toutes les tensions accumulées jusqu’à ce point : dans Hard Truths, elle se retrouve au centre de l’image, dans un silence inhabituel, qui attire les regards inquiets de son fils et de son mari, attendant anxieusement l’éruption de colère. C’est une scène extraordinaire, dans sa mise en scène faisant naître le drame dans une situation quotidienne, en restant attentive à tou·te·s les acteur·rice·s, à leurs diverses réactions face à Pansy, pendant que les assiettes s’échangent et que les discussions quotidiennes camouflent le malaise. Et lorsque nous avons en tête l’interprétation de Jean-Baptiste dans Secrets & Lies, le contraste rend sa performance dans Hard Truths d’autant plus forte, comme si toute cette haine et cette dureté n’allaient pas d’emblée avec ce visage que nous avons connu autrement, autrefois, ce qui nous incite d’autant plus à essayer de comprendre le personnage, de cerner d’où viennent de tels sentiments.

Mais Leigh s’intéresse assez peu à ce genre de questions, au passé et aux explications : si le scénario nous donne quelques pistes, le cinéaste cherche plutôt à capter le présent, les interactions de Pansy avec les autres et ce qu’un tel personnage peut nous révéler sur nos conventions sociales. Il s’agit pratiquement d’une expérience de pensée, qu’il élabore avec son actrice : et si une femme britannique d’origine jamaïcaine se plaignait sans arrêt, maintenait une attitude négative et pessimiste envers la vie ? Nous pouvons y voir l’inverse de Poppy, la protagoniste de Happy-Go-Lucky (2008), qui voulait répandre la joie autour d’elle, deux formes d’extrême autour desquelles les personnages secondaires servent de contraste. Dans le cas de Hard Truths, il y a Chantelle (Michele Austin), la sœur de Pansy, une coiffeuse qui a l’habitude d’accueillir les récriminations de ses clientes, qui profitent de son oreille généreuse et attentive pour se défouler sur leurs vies, et ses deux filles, joyeuses et optimistes. Lorsque celles-ci se rencontrent pour discuter, elles préservent leur façade de bonheur en taisant leurs problèmes respectifs, dans des scènes qui peuvent sembler « inutiles », déconnectées du récit principal, mais qui apportent un contrepoint. Cela donne au scénario des allures un peu schématiques, d’un côté parce que les personnages servent les enjeux thématiques en se situant tou·te·s sur une échelle par rapport à la notion de « vérités difficiles », à savoir s’il est préférable de les dire ou de les cacher, et de l’autre parce que les comportements de Pansy sont si exagérés qu’il est à peu près impensable qu’une telle femme puisse réellement maintenir un quotidien viable. Mais il s’agit surtout d’un canevas pour les acteur·rice·s : fidèle à sa méthode, Leigh travaille avec elleux pendant des semaines avant le tournage afin d’élaborer par l’improvisation leurs personnages, pour construire le récit à travers ce qu’iels découvrent ensemble ainsi, et il en résulte cette impression de saisir la vie dans son mouvement, ce qui finalement camoufle bien les ficelles plus grossières tenant la proposition.

Cela dit, Hard Truths évite toute résolution facile ou cathartique, alors que nous comprenons bien que, pour Pansy, s’ouvrir au monde consiste aussi à s’ouvrir à la douleur qu’elle porte en elle, et la finale l’amène vers un tournant difficile plus que vers une forme de guérison. C’est que l’enjeu du cinéma de Leigh ne réside pas dans le fait de surpasser ses problèmes, mais de savoir se montrer doux et généreux à la fois envers soi et envers les autres : le « tout le monde souffre, pourquoi ne pouvons-nous pas partager cette souffrance ? » de Secrets & Lies devient ici « je ne te comprends pas, mais je t’aime ». Une phrase qui résume parfaitement l’œuvre du cinéaste, l’empathie exceptionnelle qu’il démontre envers ses protagonistes (et qu’il exige de nous), même et peut-être surtout quand au premier abord ils apparaissent indignes d’amour.


24 janvier 2025